Littérature étrangère

Jennifer Nansubuga Makumbi

La Première Femme

✒ Laura Picro

(Librairie L'Arbre à lettres, Paris)

Loin d’être de simples distractions, les histoires nous construisent et façonnent le monde et ses hiérarchies. Et si nombre de ces histoires associent les femmes à l’eau, c’est qu’elles sont indomptables comme les héroïnes de ce roman, aussi habiles à déjouer les codes qu’à gagner leur indépendance.

L’histoire qui va se déployer dans ces pages embrasse les destinées de deux générations de femmes en Ouganda, au moment délicat du passage à l’âge adulte. Kirabo, le fil conducteur, grandit chez ses grands-parents paternels, dans le village de Nattetta durant les années 1970, sous le règne du dictateur Idi Amin Dada. Encouragée à étudier car « une fille sans éducation est une épouse opprimée en devenir », Kirabo est hantée par la disparition de sa mère à sa naissance et par un double « maléfique » qui est en réalité une manifestation de l’« état originel », celui que les anciens, dans leur peur irrationnelle de la nature des femmes, ont éliminé de leur imaginaire. Entourée de modèles féminins solides, à commencer par sa grand-mère mais également par la figure inspirante de Nsuuta la « sorcière », elle pressent déjà, avec sa meilleure amie Giibwa, que la vie de femme n’est pas évidente. Les autres pivots de ce roman, sa grand-mère Alikisa et Nsuuta, grandissent durant les années 1930 sous le protectorat britannique et verront leur amitié mise à rude épreuve par la société. Pour ces quatre jeunes filles, leurs choix seront déterminants car soit on se cloisonne dans une histoire, comme Giibwa et Alikisa dans leurs familles, soit on choisit d’écrire la sienne, comme Kirabo et Nsuuta qui décident de privilégier leurs études. Et nombreuses sont ces histoires qui contraignent les existences des femmes, en commençant par leurs corps. Un corps souvent vu comme kisirani, porteur de malheur, où les parties intimes sont décrites comme des ruines, un fardeau. Un corps sous vigilance communautaire, qu’il faut protéger des ragots qui fleurissent aussi bien à la campagne, dans le village de Nattetta, que dans la ville de Kampala. Mythes patriarcaux, superstitions, codes claniques et sociaux se chargent ainsi de restreindre leurs mouvements et de les dominer. Ils interfèrent également dans les relations entre elles, au sein du tissu familial comme dans les amitiés. Car si les hommes divisent et possèdent, ce sont malheureusement souvent les femmes qui mettent des barrières aux filles et à elles-mêmes. Une oppression qui a fait fuir la mère de Kirabo et la grand-mère de Nsuuta. Mais devenir femme se fait aussi avec celles qui ont pris le relai des fugitives. Et c’est grâce à cette continuité et avec l’aide de ceux qui croient en elles, qu’en dépit des aléas de la vie, toutes ces femmes défieront l’ordre imposé, chacune à leur manière. Et si le chemin du mwenkanonkano, le féminisme ougandais, est abrupt, il émane de ce roman, qui mêle habilement réalisme et folklore ougandais, une incroyable force de vie et d’amour.

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