Littérature étrangère

João Ricardo Pedro

La Main de Joseph Castorp

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photo libraire

Chronique de Renaud Junillon

Librairie Lucioles (Vienne)

Plus qu’une découverte, ce premier roman d’un auteur portugais inconnu en France est la révélation de cette rentrée littéraire étrangère ! João Ricardo Pedro est un maître dans l’art de conter. Il s’attache à retracer avec facétie et émotion l’histoire de trois générations dans le Portugal post-Salazar.

Le livre s’ouvre sur la date symbolique du 25 avril 1974, qui marque la chute du régime dictatorial de Salazar. Mais si l’événement est historique, la communauté portugaise d’un petit « village au nom de mammifère, coincé au pied de la montagne de Gardunha, tourné au sud sans en avoir conscience », ne semble guère lui prêter beaucoup d’attention. Seul un petit groupe emmené par le docteur Augusto Mendes s’est réuni… avant d’être rapidement détourné de ces lointains bouleversements par un autre choc : Celestino est retrouvé mort, le visage criblé de plomb. Qu’est-il arrivé à Celestino ? Qui est véritablement cet homme que le docteur Augusto Mendes a recueilli quarante ans plus tôt ? Quel secret cache-t-il pour disparaître ainsi, aussi étrangement qu’il était apparu ? Que sait en vérité le docteur ? Ce mystère ouvre et clôture le roman, véritable fil d’Ariane narratif dans une histoire aux personnages multiples et à la chronologie discontinue, où la fiction croise la grande Histoire. En effet, João Ricardo Pedro met en scène trois générations de la famille Mendes, entremêlant leur destin à celui du pays dans une réflexion saisissante sur le souvenir, le poids du passé et son propre rapport au monde. Au sein de la famille Mendes, le grand-père Augusto, issu d’une riche famille de Porto, s’installe dans une maison isolée à la campagne rachetée à son ami Policarpo. Ce dernier préfère courir le monde et lui écrit une fois par an. Unique lien tissé vers l’extérieur, ces lettres constituent également un « véritable trésor » pour Augusto, puisqu’il ne cesse de les lire, de les relire et de les partager avec son petit-fils à la manière des contes, le soir à la veillée. Son fils, Antonio Mendes, représente la génération brisée par ce qu’elle a vécu durant la guerre en Angola. Sous les ordres du lieutenant-colonel Spinola – qui deviendra général lorsqu’il prendra la tête des militaires démocrates quelques années plus tard –, Antonio est confronté à l’horreur, à la violence et à l’absurdité de la guerre. Son retour à la vie civile s’accompagne de cauchemars et de macabres souvenirs. La question du legs et de la transmission est primordiale dans ce livre, qu’il s’agisse de traumatismes, de souvenirs rapportés ou de tous ces récits qui forment la mythologie familiale participant à la construction de soi. Ainsi, Duarte Mendes, le petit-fils, semble se débattre avec l’héritage de ses parents et des années de dictature salazariste. Il est celui qui porte le fardeau. Il est à la fois le réceptacle des angoisses et des frayeurs de ses parents, et, en tant que pianiste surdoué, un créateur de beauté. Duarte est aussi celui qui peut sublimer ses névroses par l’acte artistique. Mais les souvenirs sont des virus. La force de La Main de Joseph Castorp réside aussi dans sa construction, les chapitres semblent animés d’une vie autonome, comme des sortes de nouvelles ou de micro-fictions tour à tour tragiques, tendres, drôles, fantasques, qui apparaissant comme autant d’indices permettent de s’approcher de la résolution de l’énigme. Comme un écho aux lettres qu’envoie Policarpo pour raconter le monde tel qu’il le voit.