Essais

Histoire mondiale de la France

  • Sous la direction de Patrick Boucheron
    Seuil
    12/01/2017
    800 p., 29 €
  • Chronique de Amel Zaïdi
  • Lu & conseillé par
    14 libraire(s)
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Chronique de Amel Zaïdi

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122 auteurs, 146 dates : « Telle est donc l’intrigue principale. Elle n’est ni linéaire ni orientée et n’a ni commencement ni fin. » Histoire mondiale de la France est un livre révolutionnaire qui rompt avec la manière traditionnelle de faire de l’Histoire et place le collectif au cœur du projet.

Dans « l’ouverture » du livre qui se présente comme une sorte d’anti-introduction, Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, présente les fondements de cette entreprise collective et insiste sur la conviction, le partage et le plaisir qui ont animé l’ensemble des contributeurs. Pensé comme un livre accessible et ouvert, cette Histoire mondiale de la France est une réussite. Les chroniques sont synthétiques et s’achèvent sur une liste de renvois à d’autres dates de l’ouvrage, faisant ainsi de l’Histoire une matière vive et réflexive. Le détail de la mise en page – peu habituelle, mais agréable – sous forme de colonnes, participe également de cette volonté de rendre la lecture toujours plus dynamique, impliquée. Porté par un « sentiment d’urgence », ce livre a aussi pour ambition de « neutraliser la question des origines » trop souvent instrumentalisée. L’histoire semble prendre son sens dans le présent, aussi l’ouvrage se clôt-il sur l’année 2015, nous invitant à porter un regard sur une Histoire en perpétuel devenir.

 

Page — L’adjectif « joyeux » apparaît à plusieurs reprises dans « l’ouverture » du livre, comme pour signifier que le contentement et la satisfaction se réalisent par le biais d’un projet collectif. Si bien qu’il donne au lecteur la sensation d’avoir entre les mains un manifeste. Avez-vous conçu ce livre comme tel ?
Patrick Boucheron — D’une certaine manière, oui. Si le livre manifeste quelque chose, c’est une défense et illustration du métier d’historien, et de la joie qu’il y a à le pratiquer, le transmettre, le donner à comprendre, ensemble. Le fait que cet ouvrage soit collectif (122 auteurs y ont participé) n’est pas un choix par défaut : c’est le projet même. Il y a aujourd’hui une vraie ligne de partage entre ceux qui croient au travail collectif – c’est-à-dire à la possibilité d’être plus intelligents ensemble qu’isolés –, et ceux qui n’y croient pas. Ces derniers, dont je suis, vous l’aurez compris, n’ont pas trop le choix : il s’agit de se rassembler. Voilà de quoi traite cette histoire au fond, du désir collectif d’historiennes et d’historiens de porter un discours engagé et savant pour se ressaisir de cette forme délaissée ou déconsidérée qu’est devenu l’objet « Histoire de France ». Ce livre traite de la France en très longue durée, depuis qu’il y a 36 000 ans des hommes (Homo sapiens comme nous) ornèrent la grotte Chauvet de peintures rupestres jusqu’à nos jours - le récit s’arrêtant avec les attentats de l’année 2015. Il la traite, en 146 dates, comme une histoire sans commencement ni fin, une histoire qui ne cherche pas les origines de la France, mais la diversité de ses devenirs possibles, qui s’attache davantage à ce qui hésite, ce qui bifurque, qu’à ce qui file droit vers un destin prémédité.

P. — Vous évoquez dans « l’ouverture » du livre « un sentiment d’urgence ». Pouvez-vous nous l’expliciter ?
P. B. — Le plus urgent est d’échapper aux passions tristes. La société française, ou du moins son expression idéologique, subit une régression identitaire très inquiétante. Les historiens devraient prendre leurs responsabilités et tenter de peser davantage sur ce débat, en s’efforçant de réconcilier l’art du récit avec la méthode critique. C’est un nouveau défi, à la fois poétique et politique.

P. — Le fait culturel est au cœur d’un grand nombre de chroniques – pour n’en citer que deux, 1842 et 1946. Cette harmonie relève-t-elle du hasard des choix respectifs des auteurs ou faisait-elle partie de la charte ?
P. B. — L’entrée par dates a tendance à surévaluer le politique. Nous avons choisi, avec les coordinateurs du projet – Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin et Pierre Singaravélou –, des dates qui renvoient à l’histoire de la culture, des sciences, des techniques et de l’environnement, à celle des anonymes aussi. Par le système des renvois et des parcours qui permettent de cheminer à travers le livre, le lecteur qui s’intéresse par exemple à l’histoire de la langue française sautera à pieds joints de la mort de Rachi de Troyes en 1105, à celle d’Aimé Césaire en 2008, en passant par l’édit de Villers-Cotterêts de 1539, le roman balzacien en 1842, ou encore La Condition humaine de Malraux en 1933.

P. — La date de parution a été fixée au 12 janvier 2017. Faut-il y voir une forme de commémoration du 11 janvier 2015 ?
P. B. — Les grandes manifestations parisiennes du 11 janvier 2015, où se sont retrouvés beaucoup des dirigeants du monde, sont d’une certaine manière à l’origine de ce livre. La France est un pays comme les autres et en même temps, à plusieurs moments de son Histoire – durant la Révolution et l’Empire notamment –, elle a eu l’invraisemblable prétention de contenir le monde tout entier. Mais c’est le monde lui-même qui renvoyait à la France ce rôle si singulier de patrie de l’universel. Cette histoire a fait retour le 11 janvier 2015. C’est cela dont parle la citation de Michelet que nous avons placée en exergue : « Ce ne serait pas trop de l’Histoire du monde pour expliquer la France. »

P. — Avez-vous des souhaits pour l’Histoire de France en devenir ?
P. B. — Une « Histoire ouverte » de la France n’est rien d’autre qu’une Histoire qui fasse droit à la diversité de peuplements, de cultures, de mémoires d’un pays qui, comme tous les autres, ne s’explique que par ce qui l’entoure. Nous avons évité toute profession de foi contre le légendaire national. L’histoire ne peut se contenter de proclamations vertueuses. Elle est, comme la guerre pour Napoléon, un art tout entier d’exécution. Il faut donc la pratiquer en acte. Nous proposons une Histoire mondiale de la France en sachant bien que viendra un moment où ce terme de « mondial » deviendra implicite. Plus personne ne croit dans une identité française égale à elle-même, qui renvoie à une essence éternelle. Une telle Histoire n’a plus cours, ni dans l’enseignement ni dans la recherche. Et c’est tant mieux. Elle serait aussi désespérante que celle qui intenterait en permanence un procès à la France. Je préfère me réclamer de la phrase de Jean Zay en 1938, qui, tout en refusant l’idée que l’Histoire puisse être  « une maîtresse de morale », admettait que l’enseigner à des jeunes gens qui étaient aussi de futurs citoyens revenait à « fixer leur attention sur ce qu’elle offre de tonique ».