Essais
Sarah Bakewell
Au café existentialiste
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Sarah Bakewell
Au café existentialiste
Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup
Albin Michel
24/01/2018
480 pages, 24,90 €
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Chronique de
Amel Zaïdi
- ❤ Lu et conseillé par 1 libraire(s)
✒ Amel Zaïdi
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Après le succès de Comment vivre ? (Le Livre de Poche) Sarah Bakewell signe un nouvel essai dans lequel elle dresse une généalogie de l’existentialisme, mêlant nuances philosophiques et détails biographiques. Elle plonge le lecteur au cœur d’un mouvement qui a bouleversé la pensée et la culture occidentales.
« Tu vois, mon petit camarade », dit Raymond Aron à Sartre, « si tu es phénoménologue, tu peux parler de ce cocktail et c’est de la philosophie ! ». C’est ainsi qu’un cocktail à l’abricot entra dans l’Histoire et changea le cours de la pensée philosophique. C’était au Bec-de-Gaz, un fameux bistrot de la rue Montparnasse à Paris en 1932. « Ça m’a épaté » dira Sartre quarante ans plus tard dans un de ses carnets. Il venait de découvrir la phénoménologie moderne grâce à Aron qui rentrait d’un séjour à Berlin et lui faisait un état des lieux de la pensée allemande. La phénoménologie, littéralement « étude de ce qui apparaît », consiste en une méthode descriptive des choses telles qu’elles se présentent à nous. Edmund Husserl, père de ce courant, avait ouvert la voie à Sartre qui laissa germer dans le développement de sa réflexion les graines qu’avaient semées deux philosophes individualistes et anticonformistes du XIXe siècle : Nietzsche et Kierkegaard. Adieu les carcans conceptuels de la philosophie académique bourgeoise, l’homme est libre et l’existence individuelle est une expérience philosophique en soi. Aron, Sartre et de Beauvoir sont d’ailleurs bien la preuve que l’on peut refaire le monde autour d’un verre : l’existentialisme moderne est né dans un bar. Cette contre-culture émerge dans contexte politique et historique des plus sombres et prendra son essor dans la période d’après-guerre. En effet, face au spectacle d’une Europe en ruines qui a vu le mal poussé à son extrême, les questions d’authenticité, de liberté et d’engagement que pose l’existentialisme semblent combler une quête de sens populaire. Un bon nombre d’intellectuels adhère au mouvement : Camus, Merleau-Ponty, Koestler, Jaspers, Richard Wright et tant d’autres. Le courant de pensée dépasse les frontières de Saint-Germain-des-Prés. Les existentialistes accompagnent l’émergence des grands mouvements protestataires et défendent la cause des colonisés, des femmes ou encore des homosexuels. Guerre d’Algérie, Vietnam, Mai 68, Révolution cubaine, les intellectuels marquent ce siècle noir de leur engagement. Mais ces luttes politiques vont aussi les diviser, le combat des idées aura raison de l’amitié. Sans jamais perdre de vue la rigueur historiographique, Sarah Bakewell use – au détour de certaines phrases – d’un ton romanesque qui tente de retranscrire l’époque. Photos, anecdotes, citations et autres pièces d’archives permettent de mesurer l’héritage que représente ce courant ancré dans notre culture. Bien que balayé par le post-modernisme et le déclinisme, l’existentialisme continue de marquer le domaine artistique, notamment le cinéma : Blade Runner, Matrix, The Truman Show. Comme le souligne l’auteure « l’angoisse existentielle est plus que jamais mêlée à l’angoisse technologique ». Au café existentialiste est une lecture vivifiante qui nous invite à redécouvrir certains grands auteurs du XXe siècle et à penser notre propre époque. Soyez existentialiste, faites-en l’expérience.