Essais

David Graeber

Des fins du capitalisme

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Chronique de Raphaël Rouillé

Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès (Saint-Christol-lez-Alès)

Alors que le vocabulaire lié à la crise semble avoir colonisé le langage quotidien des Français, plusieurs ouvrages s’emploient à redonner foi en l’avenir en explorant diverses solutions et en imaginant de nouveaux modèles. Des pistes pour vivre mieux, pour changer de perspectives et retrouver l’espoir.

Afin de trouver des voies d’espérances à la crise actuelle, il faut d’abord chercher à en comprendre les causes idéologiques, morales, historiques, structurelles. Il faut se retourner vers notre monde qui a changé, qui bouge perpétuellement et qui déplace les lignes en nous égarant parfois. Car si les motifs d’espoirs paraissent nombreux à la lecture de plusieurs ouvrages récents, il faut aussi interroger les racines de cette dérive. C’est ce que fait parfaitement François-Xavier Bellamy dans Les Déshérités (Plon). Plus qu’un problème de moyens, de financement ou de gestion, le philosophe et enseignant explique la crise actuelle par une crise de la culture : « il s’est produit, dans nos sociétés occidentales, un phénomène unique, une rupture inédite : une génération s’est refusée à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner, l’ensemble du savoir, des repères, de l’expérience humaine immémoriale qui constituaient son héritage ». Reléguée au profit des « savoir-faire » et des « savoir-être », la transmission ne va donc plus de soi. Pire, elle est considérée comme une aliénation, « parce qu’elle ôte à l’enfant la possibilité de construire tout seul ses propres références, de faire ses choix, d’adopter individuellement des valeurs ». Dans les domaines de l’école, de l’enfance, de la société, de la famille, le sens de la culture semble perdu, disqualifié, dissolu. Après avoir retracé une sorte de généalogie de la modernité, à travers les approches et les qualificatifs de la transmission selon Descartes, Rousseau ou Bourdieu, François- Xavier Bellamy tente d’ouvrir des perspectives pour sortir de la crise que nous traversons. Refonder la transmission revient ainsi à refuser l’indifférence et à redéfinir des notions telles que l’être et l’avoir, la médiation, le langage, la différence. Plus qu’un constat d’échec ou une erreur de trajectoire, Éric Le Boucher parle de « sabotage » à l’égard des hommes politiques qui bloquent une France qui veut avancer. Dans Les Saboteurs, il fustige la politique, en particulier celle des trente dernières années. Faisant l’inventaire des peurs françaises, il propose un voyage dans l’âme de la France en évoquant ses atouts d’hier et d’aujourd’hui en matière d’économie. Selon lui, le discrédit de la classe politique française est total. Sans stratégie, la classe politique se réfugie dans le « prêt-à-penser », elle fait diversion, faute d’agir, infantilise les débats, ignore le monde des idées. Tout en insistant sur l’appauvrissement intellectuel de cette classe politique, il dresse le portrait d’une « bonne économie » avec clarté et au travers de nombreux exemples. Citant le prix Nobel Edmund Phelps, il prône une vision « vitaliste » de l’existence née chez Aristote : « l’économie doit favoriser la stimulation, le défi, l’engagement, la maîtrise, la découverte et le développement intellectuel qui donnent l’estime de soi et constituent la bonne vie ». Dans son ouvrage précédent, Philippe Corcuff analysait justement les « logiques désintellectualisatrices » d’une Gauche dont il se demandait avec provocation si elle n’était pas en « état de mort cérébrale ». Il fait cette fois le parallèle avec la situation de la France à la fin des années 1930 et les menaces d’un « postfascisme » qui pèse sur l’espace politique français. Avec Les Années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, il propose une vue globale et inquiétante sur la situation actuelle, tout comme une radiographie des processus en cours. Peut-être que nous ne pouvons plus faire l’économie d’un changement radical. C’est le diagnostic que dresse le livre d’entretiens d’Olivier Le Naire. Nos Voies d’espérance interroge dix grands témoins de notre temps : de Frédéric Lenoir à Éric Orsenna, de Pierre Rabhi à Abd Al Malik, de Nicolas Hulot à Françoise Héritier et bien d’autres encore. Loin des partis politiques et des idées reçues, ces hommes et ces femmes expliquent leur vision du monde et ouvrent leur dialogue sur des propositions concrètes. Que le point de vue soit scientifique, avec Pierre-Henri Gouyon, humaniste, avec Pierre Rabhi ou philosophique avec Frédéric Lenoir, tous s’attachent à développer le cheminement d’une pensée, les clés individuelles et collectives pour retrouver la confiance. Fraternité, imagination, courage, audace, joie ou beauté : chacun énonce sa vision, le sens à donner à sa vie, au travail, la réconciliation avec la nature, l’éducation, le partage, le combat des inégalités, l’humanisation souhaitée de l’économie, le défi de l’intégration, de la citoyenneté, des sciences ou de la liberté. En fin d’ouvrage, chacun se livre à de petits conseils de lecture et on peut observer la présence assez conséquente d’ouvrages d’ethnologie. Du désormais célèbre et passionnant Effondrement de Jared Diamond (Folio essais), à La Pensée sauvage de Lévi-Strauss (Pocket), mais aussi des livres de Philippe Descola ou Marc Augé, l’étude des caractères sociaux et culturels semblent au cœur des préoccupations de certains de ces témoins. Il s’agit aussi de la posture de David Graeber qui, dans son livre intitulé Des fins du capitalisme, commence par citer Lévi-Strauss et la « première leçon de l’anthropologie en matière économique ». Conscient des limites de la philosophie que dénonce Adorno, il préfère la pratique d’une anthropologie politique et avance des Possibilités en se demandant « comment honorer autrement le possible ». Ses explications sur les origines de notre désarroi actuel ou sur l’anthropologie des désirs visent tout un système de pensée économique qu’il dévisse et contrecarre à travers le concept de la hiérarchie, la notion de consommation ou celle de fétichisme. Plus poétique, mais tout aussi philosophique, le bel essai de Guillaume Le Blanc propose une hypothèse démocratique qu’il nomme « l’hypothèse Charlot », en hommage à Charlie Chaplin. L’Insurrection des vies minuscules relève l’urgence de « construire une politique du commun », de faire une société plutôt qu’une nation, l’espoir d’ouvrir un nouveau monde et l’interrogation intacte qui demeure sur la capacité de recommencer. Il rappelle que « vivre c’est toujours exister dans un réel défaillant », et que la vie de Charlot fut « une vie totale qui crée un monde à force de se lier à de petits gestes sans envergure ». Peut-être le secret d’une vie bonne, propice à une logique toute neuve de l’action.

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