Essais

L’Empire Comanche

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  • S.C. Gwyne
    L'Empire de la lune d'été
    Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Olivier Colette
    Albin Michel
    01/01/2005
    432 pages, 24 €
  • Dossier de Raphaël Rouillé
    Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès (Saint-Christol-lez-Alès)
RR

✒ Raphaël Rouillé

(Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès Saint-Christol-lez-Alès)

Durant un siècle, de 1750 à 1850, les Comanches ont régné sur le sud-ouest des états-Unis actuels, adoptant une politique agressive en réaction aux invasions des Euro-Américains qui avaient menacé leur sécurité et leur autonomie dès leur arrivée dans les Grandes Plaines. Violent et dominateur, leur positionnement demeure unique et a contribué à la création d’un véritable Empire.

Les guerres Comanches sont réputées pour leur violence, leur barbarie et leur férocité. Dans son roman intitulé Méridien de sang (L’Olivier 1998, Points 2001), Cormac McCarthy décrit sans détours cette sauvagerie, mais nous verrons qu’il ne faut pas limiter le peuple Comanche à cette spécificité, bien au contraire. Même s’il s’agit de la tribu la plus niée dans son rôle historique, comme rejetée de la mémoire collective, elle n’en demeure pas moins la plus puissante qui n’ait jamais existé et la plus résistante, au point d’inverser une trajectoire coloniale prévisible, une véritable exception.

à l’origine, les Comanches formaient une petite tribu de chasseurs-cueilleurs « vivant dans de rudes contrées de canyons sur la frontière à l’extrême nord du royaume espagnol du Nouveau-Mexique », comme le rappelle Pekka Hämäläinen dans le splendide ouvrage publié par les éditions Anacharsis, traduction d’un texte de 2008. Luttant pour refaire leur vie après leur fuite au centre des Grandes Plaines, ils ont très vite entamé une expansion sans précédent, achetant et volant des chevaux au Nouveau-Mexique, balayant les Apaches et d’autres nations de la région et bâtissant un Empire en devenant les « Seigneurs des Grandes Plaines », féroces guerriers à cheval qui contrèrent l’intrusion des Euro-Américains dans le sud-ouest des états-Unis actuels pratiquement jusqu’à la fin du xixe siècle.

S. C. Gwynne relate très bien cette avancée fulgurante et dévastatrice, s’intéressant notamment aux Kwahadis, la branche « la plus dure, la plus féroce et la plus inflexible d’une tribu réputée de longue date pour être la plus violente et la plus belliqueuse du continent ». Dans L’Empire de la lune d’été, l’auteur indique par exemple que si les Comanches manquaient d’eau, « ils pouvaient boire le contenu de l’estomac d’un cheval mort, ce que n’aurait osé faire le plus endurci des Texas Rangers ». Décrivant l’épopée Comanche, avec ses combats, les viols et les massacres, ses pillages, son esclavagisme et sa chute finale, S. C. Gwynne s’intéresse aussi au destin de Quanah Parker, fils d’une Blanche issue d’une civilisation d’envahisseurs qui sera le dernier chef de la tribu la plus dominatrice et la plus puissante d’Amérique.

En contrepoint de cette œuvre quasi romanesque publiée dans la très bonne collection « Terre indienne » des éditions Albin Michel, le livre de Pekka Hämäläinen propose une étude très détaillée, fruit de nombreuses années de recherche et qui offre un regard neuf sur la population Comanche. L’Empire comanche révèle l’existence, chez les Comanches, d’une organisation sociale spécifique qui leur a permis « de faire bien plus que d’influencer et déterminer l’issue de la lutte entre différents empires coloniaux européens : ils ont créé leur propre empire ». Introduits par les Espagnols, les chevaux barbes furent utilisés par les Comanches dans leur lutte contre l’Empire espagnol et formèrent le socle de leur nouveau mode de vie. Une vie et une conquête où « les rôles historiques habituels s’y trouvent renversés : c’est une histoire où les Indiens se propagent, règnent et prospèrent, tandis que les colons européens se défendent, battent en retraite et luttent pour survivre ». Refusant de changer, les Comanches forcèrent les colons à s’adapter à un monde étranger, incontrôlable et de plus en plus invivable pour eux. Mais ils sont aussi parvenus à déplacer « les biens, les idées et les populations au travers de frontières écologiques, créant ainsi des réseaux transnationaux (ou transimpériaux) de violence et d’échanges qui défiaient les arrangements spatiaux plus rigides que les puissances euro-américaines espéraient instituer dans le Sud-Ouest ». Du point de vue Comanche, les frontières n’existaient pas, d’où un décalage de conception vis-à-vis des Euro-Américains. Pekka Hämäläinen explique d’ailleurs l’échec de la négociation entre les deux camps en raison de leur incompréhension profonde : les Comanches étaient considérés comme « obtus, extrêmement susceptibles, obstinément accrochés à leurs croyances païennes », tandis que les Euro-Américains apparaissaient comme « cupides, arrogants, fanatiques, grotesquement imperméables à la sensibilité Comanche ». Peu à peu, on s’écarte de la vision unidimensionnelle que l’on nous propose depuis des années sur cette épopée : des actes qui semblaient auparavant arbitraires et impulsifs apparaissent comme répondant à des systèmes cohérents dotés de leurs logiques et objectifs internes propres. Ainsi, toutes les étapes de la Comanchería s’articulent sous un nouvel angle. Avant son déclin brutal et la décision, en 1867, du général William Tecumseh Sherman « d’éradiquer la race indienne » en réaction au commerce des esclaves par les Comanches à un moment où le pays venait d’abolir l’esclavage, l’empire comanche a compté jusqu’à 40 000 individus au xviiie siècle, avant les grandes épidémies de variole des années 1780. Avant que leur fameuse défaite de 1874 dans le canyon de Palo Duro puis la famine ne les fassent décliner, les Comanches semblent avoir inversé une trajectoire coloniale prévisible « au travers de stratégies politiques protéiformes, qui placèrent la majeure partie du Sud-Ouest colonial sous leur domination politique, économique et culturelle », un fait unique qui, pourtant, ne laisse aucune trace de cette domination, vite balayée par le progrès américain.