Littérature étrangère

Juan Marsé

Cette putain si distinguée

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photo libraire

Chronique de Anaïs Ballin

Librairie Les mots et les choses (Boulogne-Billancourt)

Dans un roman d’une efficacité redoutable et avec la justesse qui lui est propre, l’immense écrivain espagnol explore les arrangements de l’âme humaine et les errements de l’Histoire avec, à l’arrière-plan, le Barcelone si cher à son œuvre.

1959. Carolina Bruil Latorre est retrouvée morte, dans la cabine de projection d’un cinéma, celui de son amant. Elle a été assassinée. Par l’amant, justement, semble-t-il : Firmin Sicart. Problème : il ne souvient pas du mobile. Il sait où, il sait comment mais il est incapable de dire pourquoi. Toujours à Barcelone, 1982 cette fois. Hector Roldan, cinéaste de renom veut adapter l’histoire au cinéma. Griffith, écrivain, se voit confier la tâche d’écrire le scénario. À l’époque, inspecteurs, juges puis médecins ont fait subir à Sicart des interrogatoires sans fin et des mauvais traitements. Sous couvert de l’assassinat présumé, on se livre à des expériences pour le moins douteuses pour éradiquer ce qui est alors qualifié « d’idiotisme marxiste ». Et l’on se demande jusqu’à quel point ce n’est pas lui, Sicart, qui est manipulé. Griffith réalise une série d’entretiens et, jour après jour, pénètre l’Histoire, par la porte de cette histoire-là : « Je persistais dans ma stratégie consistant à entrer sur la pointe des pieds dans le noyau dur de l’histoire, la perpétration du crime, en permettant à Sicart de s’attarder dans des méandres sentimentaux pas toujours véridiques de sa relation avec la prostituée, jusqu’au moment où je commençais à me demander ce qu’il pouvait y avoir d’imaginaire dans cette mélancolique et douloureuse évocation. » Avec comme toile de fond l’Espagne franquiste, ses dérives, ses corruptions et sa répression, Juan Marsé livre une réflexion profonde, tant sur l’Histoire et ses méandres que sur ce qu’est et peut être la mémoire et surtout ce que l’on en fait. En orfèvre qu’il est et avec toute la finesse que recèle son écriture, l’auteur questionne notre capacité à jouer de l’oubli, à s’arranger avec nos souvenirs ou à oublier purement et simplement.