Littérature étrangère

Jeanette Winterson

Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?

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photo libraire

Chronique de Sandrine Maliver-Perrin

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En 1985, l’Anglaise Jeanette Winterson fait une entrée tonitruante en littérature avec un roman virtuose, nourri par une enfance difficile, les légendes et la Bible. Fin 2011, ses mémoires paraissent Outre-Manche. Conquises par cette voix puissante et singulière, les éditions de L’Olivier publient simultanément les deux textes. Deux ouvrages coups de poing pour une véritable leçon de vie…

Peu de lecteurs connaissent cette grande dame des lettres britanniques qu’est Jeanette Winterson. Elle avait tout juste 25 ans lors de la parution de son premier roman, Les Oranges ne sont pas les seuls fruits , un texte largement autobiographique. Elle y contait avec beaucoup d’humour l’histoire d’une jeune fille élevée par une famille pentecôtiste dans l’Angleterre industrielle du nord. À l’âge adulte, son homosexualité causait un scandale qui l’obligeait à quitter sa mère et son Église. Aujourd’hui nous parvient un texte émouvant et puissant, au titre intrigant : Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? Et si l’auteur convoque à nouveau les fantômes de son passé, elle dévoile cette fois une immense souffrance. La souffrance d’une jeune fille « à part », minée par la solitude, le désespoir et la recherche de ses origines. Jeanette disait de son premier roman qu’elle avait écrit une histoire avec laquelle elle pouvait vivre, l’autre étant par trop douloureuse. Il lui aura donc fallu vingt-cinq ans pour l’apprivoiser... Ici, exit les personnages imaginaires et le comique de situation. Reste la figure maternelle, omnipotente et cruelle. Née en 1959, Jeanette est adoptée par un couple de pentecôtistes, Constance et John William Winterson. Dans un univers où la vie gravite autour de la Bible et des prêcheurs, Jeanette grandit auprès de cette mère tyrannique qui a décidé de faire de sa fille une élue de Dieu, une missionnaire chargée de porter la parole divine. L’incroyable « Mme Winterson », comme la nomme l’auteur, est capable du meilleur mais surtout du pire. Elle laisse sa fille dormir sur le perron et déclare que « le diable les a dirigés vers le mauvais berceau » quand elle est en colère contre elle. Elle est obsédée par la venue de l’Apocalypse et garde un pistolet dans le tiroir de sa chambre. Elle ne veut pas donner de clé de la maison à Jeanette et ne lui permet aucune intimité. Le père, ouvrier, est un homme gentil mais distant et passif. Jeanette est une fillette solitaire, autoritaire et violente envers les autres – qui s’en étonnerait ? Elle fait ses premiers pas d’écrivain à huit ans, âge auquel elle commence à écrire des sermons et à prêcher. À la maison, les livres sont interdits car jugés sataniques : sa mère pratique d’ailleurs un autodafé lorsqu’elle découvre Femmes amoureuses de D. H. Lawrence sous le matelas de Jeanette ! Cette dernière fréquente donc assidûment la bibliothèque. Elle décide de lire tout le rayon littérature de A à Z et découvre ainsi les trésors de la littérature anglaise. « Pour moi, les livres sont un foyer. Les livres ne font pas un foyer – ils le sont, dans le sens où de même que vous ouvrez une porte, vous entrez dedans. » Elle prend conscience de son homosexualité en fréquentant le lycée pour jeunes filles de Accrington, que sa mère déteste parce qu’elle y côtoie des adolescentes plus intéressées par les travaux de broderie que par le salut de leur âme… À quinze ans, la révélation qui se prépare depuis longtemps bouleverse tout : Jeanette a une liaison « contre-nature » avec une personne du même sexe. Aux yeux de sa mère, seul un exorcisme peut la remettre dans le droit chemin. Jeanette est chassée de la maison et doit subvenir seule à ses besoins. S’ensuivront des jours difficiles jusqu’à son départ à Oxford et la publication de son premier roman. La reconnaissance critique et publique est immédiate. Couronnée de prix – dont le prestigieux Whitbread Prize –, Jeanette est propulsée au rang d’icône féministe. S’ensuivront de nombreux romans et essais, dont la quête de l’amour semble être le fil conducteur. Ne soyez pas surpris si Jeanette Winterson omet volontairement vingt années de sa vie : la vérité est une chose complexe, et ce que ne dit pas un auteur est tout aussi important que ce qu’il dit… Dans ce récit sans chronologie, l’auteur dénoue les fils de ses souvenirs au gré de sa mémoire, de son cœur et de sa plume. Une plume puissante, empreinte de grâce, qui ne se départit jamais de la verve et de la fantaisie qu’on lui connaît. L’une des choses les plus remarquables dans ce livre est sans doute l’absence de ressentiment de Jeanette vis-à-vis de sa mère, du reniement auquel on pourrait s’attendre. « C’était un monstre, mais elle était mon monstre. » Nulle haine dans ses mots mais le récit sans fard ni tabou d’une enfance et d’une adolescence véritablement hors normes. Un récit souvent bouleversant, parfois insoutenable, toujours empreint de tendresse, d’humour et d’une grande lucidité. Dans l’une des dernières scènes, l’auteur retrouve sa mère biologique. Cette dernière lui pose une question déroutante, que je vous laisse découvrir, comme je vous laisse découvrir l’origine – terrible – du titre de ce livre. En publiant ces deux textes, la première irruption en littérature et l’autobiographie, les éditions de l’Olivier rendent un hommage ô combien mérité à un auteur majeur à travers les deux visages d’une même histoire. Une histoire d’amour avant tout : l’Amour de la vie…