Littérature étrangère

Into the wild

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Par Sandrine Maliver-Perrin

Amoureux de grands espaces, de voyages et de découvertes, les éditions Phébus nous emmènent en Amérique sur les traces de deux aventuriers. De l’Ouest sauvage, dont les plaines résonnent encore des cris des milliers d’âmes qui y ont péri, aux montagnes Appalaches, dont les forêts majestueuses et la nature prodigue rappellent à l’homme combien toute vie est précieuse, voici deux incroyables récits. Un siècle les sépare et tout semble les opposer, mais tous deux nous livrent une expérience et une conception différente de la vie.

Qui n’a pas rêvé de parcourir les paysages à couper le souffle de l’Ouest sauvage et mythique en regardant les westerns de John Ford ? Lequel d’entre nous ne s’est pas indigné devant le massacre des Indiens et la destruction de leur mode de vie ? Certains hommes, comme Frank Mayer (1850-1954), ont connu tout cela. Celui qui fut le dernier coureur – entendez chasseur – de bisons s’est éteint à l’âge de 104 ans dans le Colorado, après avoir eu la bonne idée de livrer ses souvenirs. Et l’on est très loin de l’image du cow-boy au grand cœur véhiculée par Hollywood… Avec sa gouaille de vieux baroudeur revenu de tout, Mayer raconte : entraîné au maniement des armes pendant la Guerre de Sécession, il se lance dans la chasse au bison à 22 ans, comme des milliers d’hommes. Leur seule loi : tuer les buffalos pour vendre leurs peaux. On vient de découvrir le procédé de tannage qui permet d’utiliser l’épais cuir du bison. Si l’animal est chassé depuis la nuit des temps par les Indiens, l’industrie réclame du cuir et la demande augmente brutalement. Mayer détaille avec minutie ses années de tueries, ce business méthodique mené par de petits artisans à la fois chasseurs et patrons, qu’il qualifie de « meurtre pur et simple ». Il décrit son obsession maniaque des armes, ses méthodes de chasse, ses escarmouches contre les Indiens, les techniques de dépeçage, les essaims de mouches, les carcasses pourrissantes – âmes sensibles s’abstenir –, en bref, ce qui fut un carnage sans précédent dans l’Histoire. L’immense troupeau, évalué entre 15 et 20 millions de têtes en 1870, sera réduit à quelques centaines de têtes en 1899. Aussi fascinant que terrifiant, ce témoignage nous montre la capacité illimitée de destruction, la sauvagerie de l’homme et son incapacité à en prendre la mesure avant qu’il ne soit trop tard. Loin de tout questionnement sur le bien-fondé du massacre des Indiens et de la survie des espèces, Meyer fait partie de ces hommes qui auraient pu devenir fermiers mais ont choisi une autre voie, celle de l’argent. Cet argent qui, comme les armes à feu, se trouve aux fondements de la nation américaine… comme de toutes les nations. Depuis lors, l’homme ne cesse de détruire, tandis que l’argent mène le monde avec un pouvoir toujours plus grand – même si la protection de la nature et des populations est désormais au cœur de nombreux débats. Las du tourbillon infernal de la société de consommation, certains décident de se retirer du monde afin de retrouver l’essentiel. Thomas Rain Crowe, auteur et poète né en 1949 en Caroline du Nord, fait partie de ceux qui ont tenté l’expérience. Membre des Baby Beats, il décide en 1979 de partir vivre en ermite dans sa région natale, les Appalaches, qu’il avait quittée depuis quelques années. Il s’installe dans une cabane, à l’endroit même où se trouvait autrefois la ferme d’un vieil homme de ses amis nommé Zoro Giuce. Le voilà sans eau ni électricité, sans véhicule ni salaire régulier, en proie aux seules forces de la nature et à la solitude. Et l’expérience n’a rien d’une balade romantique à la portée de tous ! Il raconte les quatre années de ce quotidien loin de la civilisation et des préoccupations souvent bassement matérielles de notre société. Ses difficultés, ses doutes et ses angoisses, mais aussi ses découvertes, ses joies, son goût de la liberté. Il redécouvre le plaisir des choses simples : parler seul à haute voix, savoir écouter, travailler de ses mains, cultiver son jardin. Il observe attentivement les êtres et les bêtes, les beautés, les ressources inépuisables de la nature qu’il célèbre dans des poèmes semés ici et là. Il vit au rythme du soleil, apprend à couper du bois, à respecter le fil des saisons. Zoro, le vieux sage, n’est jamais loin, et d’étonnants voisins partagent avec lui leur expérience de la vie dans les montagnes. Tout prend un autre sens. La nature devient une amie dont il faut apprendre à maîtriser les colères. Ses outils et son fusil sont désormais les biens les plus précieux de Thomas. Loin de la fureur des villes et du bruit du monde, il découvre peu à peu la sagesse, l’éveil spirituel auquel seule une vie simple, détachée de toute considération matérielle, peut sans doute conduire. Jamais l’ennui ne guette le lecteur dans ce récit, pourtant bien loin de notre quotidien, même lorsque l’auteur parle de sa récolte de bois mort ou de miel, de questions écologiques, de ses plants de tomates… Thomas Rain Crowe parvient au contraire à rendre ce monde rude et somptueux fascinant. Avec cette ode à la nature et à la vie, il s’inscrit en digne héritier de Henry David Thoreau et de son Walden, donnant à réfléchir à la fois sur ce que nous voulons être et sur ce que nous voulons faire de la Terre. Il amène aussi à s’interroger sur ce qu’est le véritable bonheur : faut-il amasser des richesses et des honneurs pour être heureux ? La découverte des premiers bourgeons, le chant des oiseaux le matin, un carré de jardin et les mains dans la terre, sans doute le bonheur peut-il être aussi simple que cela.