Bande dessinée

Manchette , Tardi

L’Intégrale Manchette-Tardi

illustration
photo libraire

Chronique de Igor Kovaltchouk

Librairie Actes Sud (Arles)

Quand le pape du néo-polar français rencontre le dessinateur de Brindavoine, le noir devient charbonneux, l’implacable devient impeccable. Un scénario original, trois adaptations : quatre raisons de lire l’intégrale des BD du duo Manchette-Tardi, réunies en un très beau volume par Futuropolis. Une saine lecture.

Avant 1968, le polar français était le domaine réservé d’une série d’auteurs conservateurs, voire réactionnaires, dont les héros étaient des truands gouailleurs « à la papa » écumant Pigalle, ou des agents secrets à particule combattant des adversaires forcément communistes sous des latitudes exotiques. Jean-Patrick Manchette, dans les années 1970, bouleversera profondément ce paysage en y injectant une bonne dose de critique sociale fortement teintée d’idées d’extrême gauche, tout en observant un respect total du canon comportementaliste du polar à la Hammett : il nommera lui-même cette entreprise de rénovation « néo-polar ». Jacques Tardi, de son côté, a émergé au cours de la même décennie dans l’univers de la BD française avec un style très personnel, mélange de forte identité graphique et de méticulosité dans la recherche historique. Outre sa série à succès Adèle Blanc-Sec (Casterman), Tardi a commencé son travail en profondeur sur la Grande Guerre avec La Véritable Histoire du soldat inconnu (Futuropolis). Griffu, qui ouvre la copieuse intégrale de Futuropolis, sera en 1978 leur seul travail commun. Tardi se fond avec bonheur dans un univers post-soixante-huitard où les idéologies commencent à se dissoudre dans une espèce d’aquoibonisme déprimant, en dessinant, sur un scénario original de l’écrivain, les aventures sordides de Gérard Griffu, un faux privé mais vrai juriste embarqué dans une affaire de coups immobiliers dont les victimes principales sont des immigrés maghrébins, du sort desquels tout le monde se moque, y compris Griffu lui-même. Tout le monde finira mal, bien entendu. Le Petit Bleu de la côte ouest, comme les deux autres BD suivantes, est un roman de Manchette adapté par Tardi, dix ans après la mort de l’écrivain. Georges Gerfaut, un cadre moyen amateur de jazz légèrement cynique, ramasse au bord de la route un homme blessé par balles qu’il emmène à l’hôpital. Quelques jours plus tard, il est victime d’une tentative de meurtre. Mais qui veut sa mort ? Dans La Position du tireur couché, Martin Terrier est un tueur à gages qui décide de raccrocher au bout de dix ans pour retrouver la femme qui l’attend dans la petite ville de province où il a grandi. Mais l’attend-elle vraiment ? Et l’organisation qui l’emploie le laissera-t-elle raccrocher ? Dans Ô dingos, ô châteaux, Julie est folle, et c’est exactement pour cette raison qu’elle a été engagée afin de servir de nounou à un riche héritier ; car si elle travaille du chapeau, c’est surtout parce qu’elle devra le porter quand l’héritier sera retrouvé mort. Dans toutes ces adaptations, le noir et blanc du dessinateur se prête parfaitement à illustrer une ambiance, un ton, un style Manchette, très cinématographique. Les héros de ces BD n’en sont pas, tant ils sont peu admirables, peu estimables, et même pas sympathiques. Leurs destinées tiennent moins du drame antique que de la java des médiocres. Bref, du bon polar dépressif et jouissif. Manchette par Tardi : à découvrir ou redécouvrir sans hésiter.