Bande dessinée

Étienne Davodeau , Benoît Collombat

Cher pays de notre enfance

illustration
photo libraire

Chronique de Brice Vauthier

Librairie L'Étagère (Saint-Malo (Paramé))

Des barbouzes, des assassinats, une nébuleuse mafio-politique nommée le SAC... Cet album jongle très habilement entre contre-enquête et rétablissement de la vérité historique. À la manière des plus grands reporters de terrain, les deux auteurs dénouent un sac de nœuds que certains politiques auraient préféré garder noués à jamais.

Sorti en septembre 2014, le hors série de La Revue dessinée nous offrait déjà un chapitre de ce qui allait devenir un album conséquent, promis à être, selon moi, une œuvre de référence. D’un côté, Benoît Collombat, grand-reporter à France Inter depuis les années 1990, auteur de plusieurs livres-enquêtes dans les années 2000, notamment en 2007, Un homme à abattre : contre-enquête sur la mort de Robert Boulin (Fayard). De l’autre, Étienne Davodeau, auteur de BD magnifiques et engagées, parmi lesquelles on trouve Les Mauvaises Gens (Delcourt – primé à Angoulême), Un homme est mort (Futuropolis – quelle merveille !), Lulu femme nue, ou Les Ignorants (Futuropolis). On retrouvera d’ailleurs dans l’album cette dualité de points de vue. Cher pays de notre enfance est sous-titré Enquête sur les années de plomb de la Ve République. Avec ce Général de Gaulle en grande tenue d’officier de la légion d’honneur éclaboussé de sang sur son coté gauche, mais gardant la droiture qu’on lui connaît (seule couleur de la couverture et de l’album), on est plongé dans une enquête haletante. Dès les premières pages, le lecteur se trouve au 89 Montée-de-l’Observance, à Lyon, lieu où le juge François Renaud est assassiné en bas de chez lui, le 3 juillet 1975. Ce juge sera le premier haut magistrat à être tué depuis la Libération. Le crayon d’Étienne Davodeau croque parfaitement les portraits des différents protagonistes que le duo rencontrera (à part, bien sûr, ceux qui n’ont pas souhaité être dessinés, comme Nicole Renck, ancienne greffière du juge). Chaque rencontre en entraînera une nouvelle, et ainsi de suite. C’est de cette manière que le récit de cette contre-enquête se compose. Chaque personnage nous renverra vers un autre, qui connaît mieux telle ou telle situation ou protagoniste. Dès le début, le SAC est une entité floue, que les auteurs aimeraient mieux comprendre. En effet, certains acteurs de l’époque sont connus (Paul Comiti, Jacques Foccart, etc.), mais leur implication dans telle ou telle action reste trouble (quid du braquage de la Poste de Strasbourg en juin 1971 ? Ou de la tuerie d’Auriol de juillet 1981 ?), quels rôles ont joués certains hommes politiques de premier plan et qui ont traversé la Ve République (Pompidou, Pasqua, décédé le 29 juin de cette année en ayant refusé de rencontrer les auteurs, ou encore Chirac). Cette enquête minutieuse, dessinée très finement par Davodeau, n’est pas sans rappeler l’album Un homme est mort (Futuropolis). Et, avec l’ajout des connaissances pléthoriques de Collombat, le lecteur a sans aucun doute entre les mains une des BD majeures de cette décennie. La fin de l’album nous rapprochera également de l’affaire Boulin, dont l’enquête sur la mort suspecte a été relancée le 26 juin 2015. La postface signée Roberto Scarpinato, procureur général de Palerme, est glaçante et dresse un parallèle intéressant entre les turpitudes des mafias italiennes et françaises, et de la collusion entre le pouvoir politique et les organisations criminelles, d’où qu’elles viennent.

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