Bande dessinée

Emmanuel Lepage , François Lepage

La Lune est blanche

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photo libraire

Chronique de Bruno Moulary

Librairie Le Cadran lunaire (Mâcon)

On suit avec attention le travail d’Emmanuel Lepage depuis de nombreuses années. De la belle série Névé réalisée avec Dieter (Glénat), à La Terre sans mal, en collaboration avec Anne Sibran (Dupuis), en passant par l’inoubliable Muchacho (Dupuis), chacun de ses projets a eu comme effet de nous faire partager son amour pour les paysages et les rencontres.

En 2003, l’auteur inaugurait une série de carnets de voyages avec Fragments d’un voyage (Casterman), puis le somptueux Les Voyages d’Anna (Daniel Maghen, 2005), suivi du bouleversant Les Fleurs de Tchernobyl (La Boîte à bulles, 2008). En 2011, dans Voyage aux îles de la Désolation (Futuropolis), Emmanuel Lepage parvient à mêler la spontanéité d’un carnet de croquis avec une narration documentée, construite, aux mises en pages soigneusement élaborées, tandis qu’il nous invite à bord d’un navire pour une traversée privilégiée et exaltante vers les Terres Australes. Dans Lepage-Une monographie (Mosquito, 2008), il confie : « Aujourd’hui, nombre de carnets de voyages sont réalisés après le séjour, souvent d’après photos […] J’ai un peu de mal à comprendre cette démarche. C’est tellement jubilatoire de les réaliser sur place, tant au niveau des rencontres que ça suscite, que dans l’état dans lequel on est. » C’est avec cette nouvelle manière d’appréhender la bande dessinée qu’il nous propose l’incontournable Un printemps à Tchernobyl (Futuropolis, 2012), témoignage de ce qu’est devenu Tchernobyl aujourd’hui. La Lune est blanche se présente comme le prolongement de Voyage aux îles de la Désolation. Dès les premières planches, Yves Frenot, directeur de l’Institut polaire français Paul-Emil Victor, invite l’auteur à intégrer une mission scientifique dans la base polaire Dumont d’Urville en Terre Adélie. « J’aimerais beaucoup que tu fasses un livre là-dessus, lui dit-il. Ce qu’il faudrait, c’est que tu partages la vie de la base, que tu puisses évoquer les programmes scientifiques qui y sont menés, les différents corps de métier, la vie quotidienne. » L’auteur décide alors d’intégrer à cette mission son frère François Lepage, photographe. Cette nouvelle aventure, qu’il ne peut se représenter que « lyrique, démesurée, romanesque », va se doubler d’une quête plus introspective : « voyager avec mon frère, c’est voyager avec notre histoire ». Ainsi se mêlent avec générosité et fluidité, récits des grands explorateurs passés (Jean-Baptiste Charcot, Ernest Shackleton…), informations scientifiques, quotidien avec les autres membres de la mission, découverte et émerveillement face à la nature, mais aussi confrontation avec son austérité et sa violence… et récit de l’intime comme jamais avant chez Emmanuel Lepage. Cette association du travail de photographe de François Lepage, ce projet qui n’est « possible qu’ensemble », permet non seulement d’enrichir la dramaturgie de l’album, mais d’inventer également une forme inédite. Au-delà des différences de supports, chacun des coauteurs s’attache à rendre compte de ce qu’il voit et à en proposer une forme montrable. Plus le voyage avance, plus la question de chacun semble être : comment rendre compte de cette immensité abstraite qui nous entoure ? « La glace n’est pas blanche mais turquoise, outremer parfois ocre ou rouge et la mer d’un indigo profond […]. Des compositions abstraites, cinétiques, se dessinent, se construisent et éclatent autour de la coque ». L’enjeu de l’aventure humaine se double alors d’une quête picturale tout aussi passionnante, qui fait de La Lune est blanche un album à la beauté diffuse.