Littérature étrangère

Manu Joseph

Le Bonheur illicite des autres

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photo libraire

Chronique de Bruno Moulary

Librairie Le Cadran lunaire (Mâcon)

Dans les années 1980, au sein de la ville de Madras, un jeune homme de 17 ans du nom d’Unni Chacko accède à une terrasse, se juche sur une balustrade, reste immobile, puis plonge en avant et meurt sur le coup au contact du béton, laissant sa famille sans aucun indice concernant ce geste.

Trois années plus tard, un courrier sans destinataire posté par Unni le jour même de son décès est retourné à ses parents. En ouvrant cette enveloppe, Ousep Chacko, le père du jeune disparu, découvre une bande dessinée de quatorze pages réalisée par son fils, dont seuls manquent les cartouches de texte. Convaincu de la relation entre ce travail et le geste fatal, Ousep décide d’interroger à nouveau l’entourage d’Unni, afin, non pas d’avoir une explication définitive, mais de découvrir qui était son fils, car « quelques illusions qu’ils puissent se faire, les parents ne connaissent jamais vraiment leur enfant ». Ousep ne semble habité que par l’unique désir d’avancer vers son fils en interrogeant ses relations passées : Sai, Mythili, Balki, Somen… des adolescents devenus adultes, marqués indéniablement par la stature d’Unni. Quête incessante, quasi démente, qui entraîne avec elle toute la famille Chacko. Outre le père qui s’abîme dans l’alcool, on suit Mariamma la mère, qui parle seule depuis un choc survenu dans son enfance. « Parfois, Mariamma se met dans tous ses états et, quand cela arrive, elle perd la sensation du monde qui l’entoure ». Et Thoma le jeune frère, qui se construit dans l’ombre de ce modèle imposant : « À l’âge qu’a Thoma maintenant, Unni avait été choisi pour jouer Nehru dans la traditionnelle pièce interprétée lors de la fête de l’Indépendance de l’Inde, mais Thoma, une fois de plus, répète comme simple figurant dans une foule immense de figurants. » Si le simple résumé du récit pourrait laisser à penser que nous sommes face à un ouvrage fait de douleur et de mélancolie, l’expérience de sa lecture est toute autre. Dès l’amorce et le chapitre pourtant intitulé « Une famille de perdants », la vision du monde que nous propose Manu Joseph est pleine de fantaisie. À aucun moment l’évocation du défunt Unni ne laisse entrevoir un quelconque désespoir dans son geste, et ce même si des clés semblent découvertes par son père : « il est possible que ce soit là des événements banals dont la signification est exagérée par la décision qu’Unni avait prise de mourir ». De même, si les membres du cocon familial semblent enfermés dans une forme de résignation, ils se révèlent dans un même mouvement de magnifiques personnages, dont l’impulsion de vie ne cesse de les mouvoir, tout autant que cette galerie fantasque de portraits d’ex-adolescents ayant partagé des moments avec Unni. « Les enfants font des choses bizarres, qui sont le plus souvent oubliées car, par la suite, ils deviennent des adultes tout à fait sensés. La plupart d’entre eux, du moins. Mais certains ne passent pas la barre, n’est-ce pas ? » C’est dans cette antinomie entre affliction et drôlerie que Le Bonheur illicite des autres révèle sa singulière beauté. On est à la fois ému, interpellé et illuminé par cette lecture qui accompagne bien après son achèvement.