Bande dessinée

Nicolas Dumontheuil , Christophe Dabitch

La Colonne, t. 1

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photo libraire

Chronique de Bruno Moulary

Librairie Le Cadran lunaire (Mâcon)

En s’associant de nouveau, Nicolas Dumontheuil et le scénariste Christophe Dabitch, à qui l’on doit certaines des plus belles réussites publiées par Futuropolis ces dernières années, font cette fois encore la démonstration de leur faculté à jeter des pavés dans la mare de l’univers de la BD.

Cela fait vingt ans que Nicolas Dumontheuil nous propose des bandes dessinées exemplaires. La publication de Qui a tué l’idiot ? dans les pages du mensuel À Suivre d’abord, puis en album en 1995 (Casterman), reste à ce jour un des plus beaux manifestes réalisés par un jeune auteur. Tout ce qui fait l’originalité de Nicolas Dumontheuil est déjà là : recours au non-sens, mises en page recherchant l’efficacité davantage que la démonstration, sens du récit, traits et couleurs soignés plutôt qu’expressions et visages caricaturaux… Si le style de Dumontheuil continue de s’imposer dans ses productions suivantes, la volonté de se livrer à de nouvelles expériences graphiques et narratives demeure constante ; chacun de ses albums, chacune de ses séries, est le territoire d’une remise en question. La Colonne s’inspire de faits authentiques. En 1899 deux officiers français, Voulet et Chanoine, prennent la tête d’une expédition destinée à conquérir le Tchad. Au fur et à mesure de leur progression à l’intérieur de l’âpre désert sahélien, la prétendue mission civilisatrice des deux militaires se transforme en entreprise monstrueuse, sorte de progression au bout de la folie et de la barbarie. Si les auteurs prennent dès le départ une certaine distance avec leur sujet (Voulet devient Boulet, et Chanoine, Lemoine), la réalité historique est restituée avec beaucoup de fidélité. Les deux officiers, auréolés de leurs récents succès dans un pays mossi (actuel Burkina Faso) réputé difficile et qu’ils sont pourtant parvenus à soumettre, attendent leur départ pour le Tchad en faisant le récit de leurs douteux exploits dans les salons parisiens, en donnant des conférences à la société coloniale universelle et en fréquentant… les maisons closes – il faut bien se distraire. Encore sous le choc de la cuisante humiliation infligée par les Britanniques lors de la conquête du Soudan (crise de Fachoda), la France attend sa revanche. Le capitaine Boulet est déterminé à laver l’honneur de la patrie en prenant le contrôle de cette partie du continent africain, qui permettra aux possessions françaises en Afrique de former une entité territoriale continue. « La mission ne sera finie que lorsque toutes nos terres lointaines n’en feront qu’une ! », dit-il. La colonne poursuit son objectif en massacrant hommes, femmes et enfants et en pillant villes et villages. Les auteurs adoptent la forme du dialogue pour rapporter ce lamentable épisode de l’histoire coloniale française, en se concentrant alternativement sur le point de vue du tirailleur Souley et des deux conquérants. Le dispositif permet aux auteurs de montrer combien le travail historique est affaire de faits, de débat, de mises en perspective. Le style de Dumontheuil, proche parfois de la caricature (on pense à Daumier et à Grosz), rend « supportable » la représentation des scènes les plus sinistres du périple africain de Voulet et Chanoine. C’est bouleversant.