Bande dessinée
Julien Martinière
À la ligne
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Julien Martinière
À la ligne
D'après le roman de Joseph Ponthus
Sarbacane
02/10/2024
208 pages, 25 €
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Chronique de
Mehdi Ain-Bouzid
Librairie L'Alternative (Neuilly-Plaisance) - ❤ Lu et conseillé par 13 libraire(s)
✒ Mehdi Ain-Bouzid
(Librairie L'Alternative, Neuilly-Plaisance)
Salué par la critique autant pour son contenu que pour son écriture, À la ligne témoignait en 2019 du rythme de vie ingrat et monotone des travailleurs en usine. Aujourd'hui, c'est Julien Martinière qui s'attelle à mettre en images le roman du regretté Joseph Ponthus. Avec sa ligne.
Le défi de l'adaptation, c'est toujours de ne pas oublier qu'on s'exprime dans un nouveau médium. Au-delà de la qualité de l'œuvre originale, c'est un travail de traduction qui a peu d'intérêt si l'on se contente d'une simple copie. À la ligne a la sagesse de ne pas tomber dans cet écueil. Les mots de Ponthus auraient pu prendre le pas sur l'image et la bande dessinée se contenter d'être un simple crayonné de son texte. Mais Julien Martinière a pris son travail d'auteur au sérieux. Ses images sont signifiantes de narration, son découpage porté par une intention. Son trait raconte autant la vie et le cœur de Joseph que le monologue intérieur de celui-ci. Une page de cases à fond blanc, représentant les mains de l'ouvrier et ses gestes répétitifs, devient alors un langage des signes, une série de strips de trois hommes s'agitant face à la ligne d'usine, une chorégraphie. Une danse, un rythme constant, celui de Joseph, intérimaire de fortune, condamné aux levés avant l'aurore, au froid, à la fatigue, à la découpe, au tri, à l'écorchage des crevettes, des poissons dont les yeux vides et pâles deviennent les néons de l'usine, au nettoyage des abats de bovins de l'abattoir, dont le sang et les carcasses viennent hanter ses nuits dans des visions hallucinées. Mais c'est aussi la fugacité du répit, la tendresse d'une compagne qu'on ne fait plus que croiser entre deux missions nocturnes, les promenades du chien en rentrant, que même l'épuisement ne parvient pas à gâcher. Dans le trait de Martinière et les mots de Ponthus, c'est tout l'entre-deux de ce mode de vie fragmenté qui s'exprime. L'intérim, c’est la précarité et l'incertitude, le rythme fractionné des missions, l'homme-outil à disposition. Dans l'usine, la répétitivité, le manque de reconnaissance et l'ingratitude côtoient la solidarité et la solitude. Et, au milieu de tout ça, les errements de Joseph, son esprit qui vagabonde, observe, compose, survit. On tient le coup avec lui, en attendant les jours meilleurs, le retour à un métier qu'on veut faire, la fin de ce poste qu'on tient « en attendant ». Et au milieu du rythme insoutenable et de la fatigue qui ne s'en va jamais filtre alors une poésie, une prose, une ligne. Celle de l'usine qui ne s'arrête jamais. Celle de l'écrivain qui a besoin d'en tirer un texte. Celle du dessinateur qui a besoin de le mettre en images. Puis on remet le réveil pour le lendemain et on recommence. De toute façon, « peu importe l'heure, il sera toujours trop tôt ».