Page — Qui est Jacob ?
Valérie Zenatti — Jacob est un garçon âgé de 19 ans au début du livre, en 1944, à Constantine, en Algérie. Il est le dernier d’une famille très pauvre. Un miracle au sein de cette famille qui, comme souvent dans ces milieux et ces endroits, est empreinte d’une violence masculine, du père en particulier, s’exerçant en premier lieu à l’encontre des femmes. Il est habité d’un formidable appétit de vivre, a fréquenté l’école un peu plus longtemps que les autres. Il se pose parfois des questions, se demande pourquoi il est si différent des siens et ce qu’il va faire de sa vie. À ces questions, pourtant, il n’aura pas le temps de répondre, car ce 21 juin 1944 est la veille de son départ sur le front. Enrôlé dans l’armée française, il s’apprête à débarquer en Provence et à participer à la libération de la France. Cet épisode ne constitue pas le cœur du livre, il lui sert néanmoins de contexte, puisque Jacob se trouve pris dans la tourmente d’une guerre se déroulant à des milliers de kilomètres de sa terre natale. Le roman retrace la trajectoire de Jacob et des hommes de son unité, depuis Constantine jusqu’en Alsace, en passant par la Provence.
Page — Jacob laisse derrière lui les siens, notamment sa mère, qui ignore tout de l’endroit où part son fils.
V. Z. — Jacob est son dernier enfant, elle éprouve vis-à-vis de lui une tendresse particulière. Elle sent vaguement qu’il se passe quelque chose de grave en Europe, mais il faut se remettre dans le contexte de l’Algérie des années 1940, au sein d’une famille juive. La mère de Jacob sait seulement qu’une guerre a embrasé l’Europe et qu’elle risque de perdre son fils. Surmontant des années de soumission à son mari, un cordonnier d’une extrême brutalité qui fait régner la terreur parmi les siens, elle part à la recherche de Jacob, disparu depuis deux mois, s’exprimant dans un mélange de français et d’arabe, se heurtant à un langage qui n’est pas le sien, celui de l’armée et de l’autorité militaire. À travers l’histoire de Jacob et sa relation avec sa mère, j’ai eu envie d’aborder un moment charnière dans les rapports de l’Algérie avec la France. La Seconde Guerre mondiale aura été ce moment où juifs, musulmans et Français se retrouvèrent à l’intérieur des mêmes unités et combattirent côte à côte. Cependant, les liens qui se sont tissés à cette occasion ont volé en éclats quelques années plus tard. Si la mère de Jacob se raccroche aux croyances, aux superstitions et à tout ce qu’elle imagine capable de protéger son fils, il y a aussi, dans le respect qu’elle montre aux soldats, l’expression de sa fierté d’appartenir à la France. Laquelle se conjugue à l’orgueil maternel dont elle se sent remplie en apprenant que son fils lutte pour la défense de sa patrie.
Page — Jacob existe-t-il ?
V. Z. — Oui. La photo de couverture du livre vient de l’album de famille de ma grand-mère. Mes parents sont nés en Algérie, et sont venus en France en 1961. Enfant, j’avais le sentiment qu’ils étaient considérés comme des étrangers, comme beaucoup des gens qui ont quitté l’Algérie après l’indépendance. En réaction, je ressentais l’immense désir d’être reconnue comme française. Puis on a retrouvé un cahier d’écolier de Jacob datant de 1940. Le lien s’est alors établi entre cette photo et ce cahier. J’ai voulu approcher au plus près l’histoire de ce jeune homme. Je ne révèle rien en disant que Jacob meurt au milieu du livre. À partir de cette existence trop brève, j’ai essayé d’élargir les contours de ce que peut être la vie d’un garçon tué à 19 ans. Le frère aîné de Jacob est l’un des personnages importants du livre. Comme son père, il est cordonnier, comme lui aussi, il est fruste. Il n’a pas les mots pour exprimer sa tristesse. Pour lutter contre l’immense détresse dans laquelle le laisse la mort de son frère, il achète des oiseaux et parle avec eux. Ce sont ces traces que je suis dans la seconde partie du livre, celles qui habitent sa mère, sa nièce, son frère, son neveu qui participera à la guerre d’Algérie quelques années plus tard. Une vie surgit, disparaît, quels échos en reste-t-il ? L’écho, tel est le sens du titre, Jacob, Jacob.
Page — J’ai été frappée par la singularité de votre style.
V. Z. — J’ai longtemps tâtonné en quête d’une langue capable de transformer le matériau familial dont je disposais. Je n’ai pas vécu toute ces années. J’ai donc dû me les approprier. J’ai composé les ambiances et les différentes scènes du livre en regardant des films consacrés au sujet et des actualités de l’époque, je me suis servi des souvenirs de ma grand-mère, puis j’ai cherché une langue qui soit la plus charnelle possible. Je devais trouver une langue en mesure d’embrasser tout cela.