Littérature étrangère

Ann Beattie

Promenades avec les hommes

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Chronique de Marie-Laure Turoche

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Ann Beattie est considérée comme l’une des plus grandes figures américaines de l’écriture minimaliste. Récompensée à de multiples reprises, notamment pour ses nouvelles, elle est même sélectionnée dans le recueil de l’écrivain John Updike intitulé Meilleures Nouvelles américaines du siècle.

Promenades avec les hommes est un roman court mais intense ! En une centaine de pages, Ann Beattie réussit à dresser le portrait d’une jeune femme perdue entre deux hommes, mais surtout perdue pour elle-même. En 1980, Jane, tout juste diplômée de Harvard, se fait remarquer grâce à une interview accordée au New York Times sur la désillusion de sa génération (clin d’œil à Joyce Maynard ?) Elle rencontre Neil, professeur et écrivain de vingt ans son aîné. Il décide de prendre en main son éducation. Ann quitte alors sa ferme du Vermont et son compagnon Ben, agriculteur bohème et adepte du yoga. Ann Beattie revisite en quelque sorte le Pygmalion de George Bernard Shaw, faisant de Jane une nouvelle Eliza Doolittle. De la même façon, elle ne sait plus vraiment qui elle est et où se trouve sa place. Un jour, elle apprend que Neil est marié, elle le quitte sur-le-champ ! Mais elle ne tient que quelques semaines avant de retourner avec lui. C’est trop tard, elle en est dépendante. Pourtant, Neil est vraiment insupportable : machiavélique, snob, pédant et matérialiste. Il a transformé Jane à son image : « À présent je bois du thé Earl Grey en vrac, je porte un imperméable Burberry avec une ceinture nouée dans le dos, je m’habille chez un tailleur. Je dors dans des draps de cinq millions de fils au pouce carré, mais je suis une snob invertie. Je bois du Prosecco au lieu du champagne. » Consciente d’être manipulée, Jane se dédouble. Elle revisite les scènes de sa vie à la manière des documentaires qu’elle réalise. Un jour, Ben, désormais surnommé Goodness (« Bonté divine »), réapparaît dans sa vie. Ces deux hommes vont marquer Jane et cependant, ils sont comme deux illusions ; elle ne connaît pas leurs vrais visages. Si différents mais ne faisant plus qu’un pour elle : « […] sa tendance à se laisser aller aux sentiments lui a inspiré en partie l’idée que tous les hommes qu’on aime finissent par se ressembler pour cette raison. » Dans une espèce de huis clos qui se déroule entre les murs d’un immeuble peuplé de voisins plus extravagants les uns que les autres, Ann Beattie réussit avec talent à dépeindre la complexité du sentiment amoureux. Dans un couple, comment conserver sa propre personnalité ? Peut-on réellement apprendre à connaître l’autre ? Et si tout n’avait été que faux-semblant ? Tout s’enchaîne sans transitions. Tout est à deviner. Une écriture élégante où aucun mot n’est en trop. Un roman universel, tout en ellipses, dans lequel chacun pourra lire sa propre expérience.

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