Essais

Jean-François Colosimo

La Crucifixion de l'Ukraine

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Chronique de Éric-Michel Tosolini

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Quand l'actualité la plus urgente nous oblige de façon impérative à emprunter les chemins du temps long de l'Histoire, deux livres nous dévoilent les racines profondes et méconnues de l'Ukraine aujourd'hui en guerre.

L’Ukraine, depuis trois décennies, est au cœur d'un conflit avec la Russie post soviétique qui affole toutes les boussoles et rebat les cartes de la géopolitique mondiale. Pour en comprendre les ressorts, Serhii Plokhy, nous invite ‒ « venez et vous verrez » ‒ à nous plonger dans le dédale de la très longue et riche Histoire de l'Ukraine. Embrassant les siècles avec une sobre érudition et une belle vivacité de plume, l'auteur déploie sous nos yeux étonnés une saisissante fresque qui court des Cimmériens à l'invasion du Donbass. Dans ces pages, des figures mythologiques et souvent connues surgissent ‒ les Amazones ou Mazepa ‒ aux côtés de personnages méconnus ‒ Iaroslav le Sage, Taras Chevtchenko ou Bohdan Solchanyk, assassiné en 2014. De la « Rus » à l'Ukraine, le livre suit le fil de cette histoire et la dépouille de ses scories. Mais Serhii Plokhy attire aussi notre attention sur la géographie de cette « porte de l'Europe » située à l'extrémité de la steppe eurasienne. L'Ukraine devient alors cet espace de rencontres et de conflits, traversé de lignes de fracture qui ont forgé « son identité et son ethos comme pays de frontière » et qui ne se comprend que lié à l'Europe.

Pays de frontière, pays de fracture. Dans La Crucifixion de l'Ukraine, Jean-François Colosimo, avec méthode et une énergie communicative, va suivre les linéaments subtils (et parfois retors) des longs conflits religieux entre chrétiens et autres croyants, qui traversent l'Histoire et la géographie de l'Ukraine et, à travers elle, celles de l'Europe, de Constantin Empereur au dernier Tsar de Russie. Depuis le IXe siècle, début de la course à l'évangélisation des slaves entre Rome et Constantinople, jusqu'aux manœuvres du « meilleur ennemi de l'orthodoxie, Kirill », dans l'ombre du pouvoir Russe, l'auteur aborde l'Histoire, les « disputes théologiques », la réflexion philosophique ou le jeu de la diplomatie, avec une alacrité qui fera le bonheur de son lecteur tout en lui offrant de fines clés de compréhension de conflits trop souvent caricaturés, refoulés ou exhibés. Mais l'acribie du chercheur ne doit pas masquer la générosité des analyses de l'auteur : « aider l'Ukraine à se reconstruire, aider la Russie à se réparer ». Et, pourquoi pas, permettre à l'Europe occidentale de prendre la mesure de l'oubli de cette « autre Europe », religieuse, politique et géographique, et de saisir alors « ce que recouvre le nom mouvant d'Ukraine » pour son propre avenir.