Littérature étrangère

Joyce Carol Oates

J’ai réussi à rester en vie

CM

✒ Catherine Mugnier

(Librairie Imaginaire, Annecy)

« Oui, j’étais un écrivain, c’est vrai – un écrivain à la réputation très discutée – “ controversée ” pour employer le terme le plus aimable. Mais à présent… je ne suis plus un écrivain. Je ne suis plus rien. Légalement parlant, je suis une “ veuve ” – c’est la case que je dois cocher. Mais cela mis à part… je ne suis pas sûre d’exister. »

Joyce et Ray viennent de fêter leurs quarante-sept ans de mariage. Ils sont sortis miraculeusement indemnes d’un terrible accident de voiture un mois plus tôt. Un mois pour réaliser à quel point la vie est précieuse, à quel point la vie à deux est extraordinaire. Un mois durant lequel ils auraient dû se rappeler leur bonheur d’être ensemble et se confier leur serment d’amour. Ils ne l’ont pas fait tant le temps du couple semble infini et éternel. Le 11 février 2008, Ray ne se sent pas bien. Joyce insiste pour l’accompagner aux urgences. L’hôpital diagnostique une pneumonie E.coli, que les antibiotiques guérissent rapidement. Le discours des médecins est rassurant, l’équipe d’infirmières un peu envahissante et bavarde, mais certainement efficace. Joyce abandonne ses projets de travail pour veiller Ray. Elle ne rentre chez elle que pour rassembler le courrier de son mari et échapper quelque temps à l’odeur persistante de pourriture qu’elle ressent dès qu’elle franchit les portes du centre hospitalier. Une nuit, survient ce qu’elle redoutait le plus : le téléphone la réveille. On l’a prévient que l’état de Ray se détériore. Malgré toute sa précipitation, on lui annonce le décès de Ray dès qu’elle arrive devant sa chambre. Il est mort entouré d’inconnus alors qu’elle s’était endormie pour quelques instants après des nuits d’insomnie. On lui demande de débarrasser la chambre de toutes les affaires personnelles, et de prendre rapidement des dispositions avec une société de pompes funèbres en lui tendant, pour toute aide, un annuaire des pages jaunes ! La grande solitude du veuvage la frappe de plein fouet. Maintenant, il faut survivre à l’autre, alors que depuis leur rencontre, ils étaient persuadés de se suivre dans la mort. « Être humain, c’est mener une vie ayant du sens », dit Joyce Carol Oates. Et pour elle, le sens c’est forcément l’écriture. Elle nous entraîne dans un récit très éloigné de son œuvre de fiction, la longue confession d’une naufragée. Des notes, qui pourraient devenir le vade-mecum de la veuve, concluent les courts chapitres qui scandent la vie qu’elle doit dorénavant appréhender seule. Elle doit maîtriser le terrible creux qui s’installe dans son cœur et son estomac, affronter le retour dans une maison vide qu’elle vient de nettoyer de fond en comble pour la convalescence de son mari, écouter les messages téléphoniques qui ne font qu’amplifier sa peine, gérer les trop nombreux présents de condoléances qui n’apaisent d’aucune manière son chagrin, et surtout, subir le profond mépris de ses chats qui semblent l’accuser de la disparition de Ray en urinant sur son acte de décès quand elle doit réunir tous les papiers pour qu’un juge officialise l’acte de succession. Ray et Joyce s’étaient rencontrés à l’université de Madison en octobre 1960. Fiancés en novembre, ils se mariaient en janvier 1961. Depuis, ils ne s’étaient jamais séparés plus de 48 heures. Ray Smith avait fondé la prestigieuse Ontario Review. Il y publiait des nouvellistes et des poètes, mais n’a jamais voulu lire un roman écrit par son épouse, sans doute par pudeur.

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