Bande dessinée

Jacques Ferrandez

Le Premier Homme

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photo libraire

Chronique de Anaïs Guillemet

Librairie Gibert Joseph (Paris)

Le Premier Homme est l’adaptation en BD du roman autobiographique inachevé d’Albert Camus. Ce livre, son œuvre la plus personnelle, retrace les liens intimes entre la France et l’Algérie. C’est à ce monument que Jacques Ferrandez s’attaque avec brio, livrant le récit poignant d’un pays et d’une famille.

Ferrandez s’impose pour adapter Camus. Le même enracinement pour un pays méditerranéen, où ils ont grandi et parcouru les rues du même quartier, Belcourt, à Alger. Leurs œuvres étaient donc destinées à se rencontrer et s’entremêler, d’autant plus que la famille de Camus et celle de Ferrandez vivaient l’une en face de l’autre. Cette adaptation, incroyablement laborieuse d’un manuscrit de 144 pages et ses deux carnets, montre un travail différent de celui que l’on pensait connaître de l’auteur : de longues descriptions, des commentaires et une chronologie particulière, constamment bousculée, ballottée entre le passé et le présent, les souvenirs et les ellipses. Les silences que laisse Camus, c’est le dessin qui les comble, traduisant les regards et les vides, mais surtout le manque et l’absence qui parcourt comme une ombre ce récit sous forme de véritable quête identitaire, le Guerre et Paix que la mort empêcha Camus d’achever. Ferrandez a réalisé un travail titanesque pour un résultat fluide, qui nous replonge dans les questionnements de l’enfance, de l’adulte et de l’écrivain, entre l’histoire romancée d’un héros et le récit autobiographique de Camus. C’est en prélude, sur la naissance de Jacques Cormery, sous la pluie et dans le dénuement, que démarre Le Premier Homme. Au deuxième chapitre, « Saint-Brieuc », l’histoire commence réellement : celle d’un homme qui va sur la tombe de son père. « Et puis il y a eu la guerre… » raconte la mère, « il est mort… On m’a envoyé l’éclat d’obus… » Voilà l’histoire d’un homme qui suit les traces de son enfance en Algérie, pour partir à la recherche d’un père, dont l’histoire est intimement mêlée à celle des Français d’Algérie, ces « premiers hommes ». À l’écriture de Camus se mêle le regard de Ferrandez. Le dessin soigné, les couleurs chaudes et vibrantes, le travail délicat à l’aquarelle, donne à ressentir la chaleur de l’Algérie, les joies et les plaisirs de l’enfance. Ressentir les couleurs et les odeurs, la brûlure du soleil sur la peau, celle qui brouille la vue, qui fait savourer l’ombre des volets fermés, la fraîcheur de l’eau et de la pluie, le bleu tendre du ciel et agité de la mer. « Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches », écrit Camus. C’est la recherche du temps qui passe, qui n’existe que dans les souvenirs, ceux que l’on reconstruit, ceux que le labeur et la pauvreté dévorent. Cette quête qui anime le personnage principal, l’enfant qui grandit sans père, l’homme qui se construit entre deux pays, l’écrivain qui a choisi les mots face au silence de sa mère. Pour se découvrir lui-même, pour finalement accepter un passé non pas construit sur l’absence mais sur l’existence d’une histoire d’amour, celle d’une mère et son fils. « Lui parlant sans cesse et incapable de trouver à travers des milliers de mots ce qu’elle peut dire à travers un seul de ses silences… La mère et le fils ! Dans l’idéal, le livre serait écrit à la mère d’un bout à l’autre… Et l’on apprendrait seulement à la fin qu’elle ne sait pas lire… »