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Entretien avec Jeanne Benameur à l’occasion de la sortie de son roman Otages Intimes, Ed. Actes Sud.
Jeanne Benameur publie en cette rentrée littéraire un roman tout en subtilité. Otages intimes porte bien son nom. Au fil du récit, Étienne, photographe de guerre libéré au terme d’une période de captivité, réapprend à vivre en même temps qu’il prend progressivement conscience de la véritable signification du mot liberté. Son retour au pays et sa quête intérieure seront pour ceux qui l’accompagnent un moyen de se libérer, eux aussi, de ce qui, en eux, est « otage ». Car, comme le dit Jeanne Benameur en filigrane tout du long de son roman, ne sommes-nous pas tous un peu nos propres otages ? Entre les non-dits de l’enfance, les petits sacrifices, la perception singulière des souvenirs, chacun se retrouve, se découvre peu à peu. Dans ce roman, pas d’accusation, pas de grande déclaration. On ne saura jamais où Étienne était retenu prisonnier. Ce n’est pas le sujet du livre. Par la grâce d’une écriture à l’exceptionnelle douceur et portée par une intelligence tout aussi rare, le livre distille un éventail de sentiments qui sonnent toujours justes. Jeanne Benameur nous invite à explorer ces ténèbres qui constituent nos prisons intimes.
Page — Qu’est-ce qui vous décide à écrire ?
Jeanne Benameur — On ne décide pas vraiment de se mettre à écrire. Quand je travaille, c’est comme si j’étais entraînée par une lame de fond, une nécessité irréversible. Camus disait : « On écrit pour être compris. » Moi je me rends compte que j’écris pour comprendre. Quand j’écris un texte je ne sais pas ce que je vais découvrir. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il s’agit d’une exigence touchant à la vie même, alors forcément la question de la mort me taraude. À tel point qu’il n’y a que par l’écriture que je peux avancer. Le roman est pour moi une quête, il me permet d’éclairer un problème fondamental à travers des personnages, de différentes façons, d’aller plus loin, d’essayer de comprendre plus profondément. Avec le roman, j’ai découvert la liberté.
P. — Quelle était cette question qui vous a poussée à écrire ?
J. B. — La question était : comment peut-on prendre conscience qu’il y a en chacun de nous une part d’otage ? Cela peut être lié à l’enfance, à un amour, à une guerre, un engagement. Et, une fois que la conscience a intégré la présence en soi-même de ces murs, comment ces zones que l’on fuit naturellement peuvent se transformer en territoires à conquérir, à domestiquer. Je me suis rendue compte qu’une part de moi avait été prise en otage et que cela était lié à la guerre. C’est généralement quelque chose dont je ne parle pas dans mes romans, pourtant, là, c’est la source de ce texte.
P. — C’est donc un sujet personnel qui vous a amené à ce roman ?
J. B. — Il y avait en même temps ces moments que nous vivons tous, ces prises d’otages sauvages qui ont lieu partout dans le monde, la réactivation constante du mot « otage ». Je vis avec le mot « otage ». Cette présence a commencé à me travailler beaucoup. Ce qui m’a frappé, c’est qu’à la télévision on dit « nos otages » pour parler des gens qui sont pris en otage, comme s’ils nous appartenaient à nous tous, à la patrie. Cette formule, ce « nos otages », m’a choquée. C’est comme si c’était nous qui les prenions en otage. Je me suis lancée dans l’écriture de ce livre pour voir où me conduirait cette ambivalence. Le personnage d’Étienne est né de ce sentiment.
P. — Justement, qui est Étienne ?
J. B. — Étienne, qui revient d’une prise d’otages, est un photographe de guerre. Quand le roman commence, il a de la chance, il rentre. Pour autant, rentre-t-il libre ? J’ai eu envie de mettre cette question brûlante au cœur de ce projet romanesque. Qu’est-ce que la liberté ?
P. — Étienne rentre. Qui sont ceux qui l’ont attendu ?
J. B. — D’abord il y a sa mère, qui l’attend sur le tarmac. C’est une vieille dame qui a passé sa vie à attendre. Elle a été otage d’une attente, d’abord d’un mari qui était navigateur, ensuite d’un fils qui était photographe de guerre. Elle va aussi découvrir comment une part d’elle-même était prise en otage. Au fur à mesure de l’intrigue, elle se délivre de cet emprisonnement. Il y a une autre femme, qui a été la compagne d’Étienne. Leur histoire est finie avant qu’il ne parte. Elle se sentait en quelque sorte « de trop », prise en otage lorsqu’il s’absentait pour rejoindre un théâtre de guerre. À chaque fois, le départ d’Étienne fonctionnait comme une anesthésie d’elle-même, jusqu’à son retour. Quand il est pris en otage, elle se trouve presque obscène. Comment a-t-elle pu dire ça à un homme qui, lui, vit vraiment, dans sa chair, dans son quotidien, l’enfermement. Alors elle est sur le tarmac. Elle ne se montre pas. Elle aussi trouvera la force de devenir une femme libre. Et puis il y a le village, le lieu de la mère et de l’enfance d’Étienne, où il va finalement se ressourcer. Dans ce village, qui existe réellement, j’ai passé un week-end où j’avais peur de m’ennuyer terriblement. En définitive, l’endroit est devenu une composante essentielle du roman. C’est là que le personnage retrouve Enzo, son ami d’enfance, dont le père était un menuisier italien. Enzo, c’est le fils de l’Italien. Il est devenu ébéniste, il joue du violoncelle, il fait du parapente. C’est un homme qui est à la fois bois, musique et air. Il y aura encore Jofranka, une autre camarade de l’enfance d’Étienne, peut-être le personnage le plus épris de liberté, le plus sauvage. Ensemble, ils formaient un trio de jeu et de musique, puisque Jofranka jouait de la flûte et Étienne du piano. Jofranka, c’est la petite qui vient de loin. On sait qu’elle a été recueillie, qu’elle est devenue avocate à la cour pénale de La Haye et que son travail consiste à redonner une voix aux femmes qui ont vécu la barbarie. Les trois personnages reforment leur trio musical et amical. Et chez Jofranka comme chez Enzo, des choses vont résonner, leur permettant, peut-être, de se délivrer d’un peu de leur part d’otage.
Sélection prix du Style 2015 et Fête du livre du Var 2015