Votre nouveau roman, L’Œil de la perdrix, est traversé par l’itinéraire d’une femme qui s’appelle Rose, qui naît en Corse en 1903. Elle est abandonnée sur le pas de porte d’une maison. Qui est cette Rose ?
Christian Astolfi Rose, c’est une figure qui m’a beaucoup aimé pendant mon enfance, ma grand-mère maternelle, et à laquelle je n’ai pas assez rendu. Très vite, je me suis dit que j’allais écrire autour d’elle.
Rose va se marier très jeune. À cette époque, la vie en Corse est très dure et, avec son mari, elle va partir pour le continent. C’est donc l’histoire d’un exil ?
C. A. C’est une histoire de migration, comme cela s’est passé pour beaucoup de familles corses. La mienne est arrivée dans les années 1920 à Toulon. On part s’installer avec famille, bagages, un peu à l’aventure et on se pose quelque part, Marseille, Toulon en général.
Dans le roman, il y a aussi une autre femme que Rose va rencontrer, Farida, qui vit dans des baraques. Ces deux femmes, quand elles se rencontrent, se reconnaissent. Comment va naître cette amitié ?
C. A. C’est le début des années 1950 et, à Toulon, il y avait un grand bidonville qui ne fut détruit que dans les années 1970. Farida est une Algérienne de l’Algérie française. Elles vont se rencontrer à la suite d’un petit événement de la vie, une chute, mais qui va devenir un basculement dans leur vie. Elles ont en commun d’être immigrées toutes les deux, elles ont suivi leur mari, elles leur sont inféodées comme beaucoup à l’époque. Elles sont dans une condition précaire et, surtout, elles sont analphabètes, elles ne savent ni lire, ni écrire la langue française, ce qui va créer une amitié, une solidarité.
J’ai vraiment le sentiment que le roman se transforme quand elles vont toutes les deux s’alphabétiser. Farida va amener Rose aux cours d’alphabétisation et c’est à ce moment-là qu’elles vont s’émanciper.
C. A. Rose lit par reproduction et Farida s’en aperçoit. De façon très fine, elle va lui proposer de venir avec elle aux cours. C’est une transformation pour Rose, elle va être désarçonnée. Elle se cachait, mais là, elle va être vue, reconnue. C’est à partir de ce moment que tout son engagement et toute son émancipation vont naître.
Les dates de la grande Histoire sont des marqueurs forts dans votre roman. En 1944, le bombardement de Toulon, en 1958 le référendum de de Gaulle et aussi le fameux 17 octobre 1961. Autant de dates qui s’intègrent à la vie de Rose.
C. A. Effectivement, je savais qu’il allait me falloir des marqueurs car Rose traverse pratiquement les trois-quarts du xxe siècle. Elle a connu deux guerres, dont la Seconde qui va être très importante pour elle. Ensuite, la rencontre avec Farida, pendant la guerre d’Algérie. Quand on dit Farida, bidonville, Toulon, c’est percuté par la guerre d’Algérie et c’est pourquoi j’ai choisi quelques dates, dont le 17 octobre 1961 qui va illustrer ce qui se passera entre Rose et Farida et qui, sans le dévoiler, nouera des choses profondes entre elles.
C’est à ce moment que Rose s’engage politiquement dans le Mouvement pour la Paix et qu’apparaît un nouveau personnage. Pierre est un prêtre ouvrier qui a créé ce mouvement. Pouvez-vous nous parler de ce Pierre qui n’est pas qu’un héros de roman ?
C. A. Pierre va alphabétiser Rose et Farida, il est engagé dans la guerre d’indépendance pour l’Algérie. En particulier, il travaille au soutien des soldats du refus, ceux qui refusaient de partir à la guerre. C’était pour moi le moyen de montrer l’importance de ces gens qui travaillaient non seulement pour l’alphabétisation mais dont l’engagement était lié à des causes encore plus grandes, comme la volonté de paix en Algérie.
Il y a un prénom qui, du premier chapitre jusqu’au dernier, est un cri, un fil rouge tissé par Rose durant toute sa vie. Ce prénom, c’est Nonciade. Qui est Nonciade, dont le prénom veut dire l’annonciation ?
C. A. Nonciade, c’est un fil rouge mais un fil rouge incandescent : c’est à la fois la lumière et la brûlure la plus intense dans le cœur de Rose.
De la Corse au continent, de 1903 jusqu’à la fin des années 1970, c’est d’une de ces vies minuscules dont nous parle Christian Astolfi dans son nouveau roman (après De notre monde emporté, prix du livre France Bleu/Page des Libraires 2022). Une de ces vies qui construit bien plus qu’une histoire. Dans ces temps-là, les mots sont rares, on vit de peu et les silences parlent souvent bien mieux que les bouches. De la naissance de Rose, du tourbillon des guerres, de l’amitié de Farida vont naître les ferments qui font que, de la plus grande des souffrances, il suffira peut-être d’une simple tâche sous l’articulation d’un coude pour se rappeler l’immensité de l’amour englouti par les feux du ciel.