Littérature française

Julia Deck

Une affaire de famille

Entretien par Katia Leduc

(Librairie L'Embarcadère, Saint-Nazaire)

Julia Deck signe, avec ce roman à la construction audacieuse, un bouleversant hommage à sa mère qui a su s’extraire de son milieu modeste et s’élever grâce à sa passion pour la littérature. Un roman de filiation où la complexité des liens fait émerger des doutes, un secret peut-être.

Ann d’Angleterre est votre sixième roman. En quoi est-il une forme de trahison ?

Julia Deck C’est vrai que j’ai fait le livre que je m’étais promis de ne pas écrire! Jusqu’ici, je m’étais vraiment cantonnée du côté de la fiction, je revendiquais de faire des romans avec des personnages, des intrigues ; je remaniais des choses réelles. Mais le fait de s’attaquer au matériel biographique, autobiographique, de manière frontale, c’était quelque chose que je m’étais toujours défendue. L’attaque cérébrale de ma mère a été d’une telle brutalité que je ne pouvais plus passer par le filtre du roman. Je suis sortie de mes rails d’écriture et c’est un mouvement qui a réellement accompagné ma renaissance à une nouvelle forme de vie.

 

Ann d’Angleterre est également un roman clanique, une famille composée essentiellement de femmes. Présentez-nous Ann et Olivia : en quoi sont-elles d’une grande modernité ?

J. D. Olivia, ma grand-mère, est née dans une petite ville du nord-est de l’Angleterre au tout début du XXe siècle. Ann, ma mère, est née en 1937. Ce sont des femmes qui n’ont pas réussi à combler toutes leurs aspirations à leur époque et à la place à laquelle elles étaient assignées. Ma grand-mère à été forcée de quitter l’école à 14 ans alors qu’on lui proposait de suivre des études mais son père a refusé malgré ses capacités intellectuelles. Elle a alors poussé ses filles à accomplir les études qu’elle-même n’avait pas pu suivre. Ma mère a en conséquence été la première de sa famille à aller à l’université et à l‘étranger. Ce sont donc des femmes qui avaient des ambitions fortes avec cette vitalité d’aller au-delà de ce que l’on vous propose.

 

Diriez-vous qu’Ann d’Angleterre est aussi un roman social ?

J. D. Oui, il est social par le franchissement des frontières : ma mère à été la seule à quitter son milieu d’origine et c’est une question qui a fini par beaucoup m’interroger. Il l’est aussi par la description de ce qu’est devenu l’hôpital aujourd’hui. Lorsque l’on n’appartient pas aux classes sociales les plus aisées, le personnel soignant assure la survie des fonctions élémentaires du corps mais ne fait rien pour le réadapter à une forme de vie nouvelle. Je me suis trouvée confrontée à une très grande brutalité, à un système en dégradation constante et, pour moi, c’était très important de témoigner de cette réalité dans une forme littéraire.

 

Vous êtes un des personnages de votre roman. Vous apparaissez dans les deux récits, à la fois sous la forme du « je » et vous vous évoquez aussi à la troisième personne. De l’introspection, on passe à une distance, une prise de hauteur. Qu’est-ce que cela procure d’être personnage de son propre roman ?

J. D. La partie du livre qui se passe à l’hôpital, je la raconte telle que j’ai vécu les événements, à la première personne. Là où je me suis heurtée à un problème, c’est quand il s’est agi de parler de moi à travers les yeux de ma mère ! Il fallait me déplacer et me considérer de son point de vue à elle. J’ai essayé de me mettre à sa place et j’ai trouvé ça finalement extrêmement libérateur de pratiquer ce décalage, c'est-à-dire de ne plus voir ses parents par ses yeux d’enfant mais de revisiter son histoire, revisiter son enfance à travers la position du parent. J’ai trouvé que c’était un exercice thérapeutique intéressant et je le recommande !

 

Ce ton ironique, assez cinglant, est une constante dans votre roman. Est-ce lié à vos origines anglaises ?

J. D. Chez les auteurs anglais, il y a effectivement une grande proportion à l’ironie : peut-être y a-t-il en moi cet atavisme ? J’ai en tout cas beaucoup de tendresse pour l’ironie ! Il s’agit d’une arme de défense face à des situations qui peuvent être catastrophiques. C’est aussi une manière de ne pas accepter les choses telles qu’on vous dit de les voir. Là, c’est aussi un décalage du regard qui permet, en se protégeant, de peut-être comprendre davantage, d’aller au-delà de la position de victime à laquelle on vous assigne.

 

 

Julia Deck retrouve sa mère étendue sur le sol, victime d’un accident cérébral. Bien que ses chances de survie soient jugées infimes, elle se remet de cette attaque mais reste très amoindrie. Deux récits s’enchâssent alors : au parcours d’aidante de l’autrice, confrontée à un système de santé totalement défaillant et ubuesque, se dresse parallèlement le portrait d’Ann, sa mère, née dans une famille ouvrière de l’Angleterre des années 1930 et au cheminement détonnant ; une transfuge de classe moderne qui s’est imposée intellectuellement. Dans ce récit familial très bien orchestré, se glisse pourtant une étrangeté, une interrogation, bientôt une obsession qui pourrait tout éclairer sous un jour nouveau.

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