Votre roman s’ancre dans un lieu précis, la vallée de la Santoire, dans le Cantal. Vous faites dire à Claire à la fin du roman que « la source serait là, une source. Elle préfère le mot source au mot racine ». Pouvez-vous nous expliquer cette phrase qui résonne avec le titre ?
Marie-Hélène Lafon - Je me demande pourquoi je n’ai pas pensé plus tôt à établir cette distinction entre sources et racines. Quand on écrit ce que j’écris depuis plus de vingt ans, sachant quel est l’épicentre de la plupart de mes livres – un épicentre paysan –, quand on est à cette place-là, très vite se pose la question des racines. On vous y renvoie en permanence, votre écriture se situe de ce côté-là. Et curieusement, il ne m’est venu que très tard à l’esprit qu’on pouvait remplacer « racines » par « sources » et qu’aussitôt quelque chose s’éclairait, s’ouvrait. Les sources, c’est plus fluide, plus lumineux. Il est d’autant plus paradoxal que je n’y ai pas pensé avant car la Santoire, cette rivière séminale, coule dans tous mes livres. D’ailleurs avant de commencer à écrire, je voulais prendre le nom Santoire (qui est aussi un patronyme) comme pseudonyme. Je l’ai oublié quand j’ai signé mon premier contrat chez Buchet Chastel. Ceci dit dans mon propre nom coule aussi la source car l’étymologie de Lafon, c’est fontis, source en latin. On est cerné ! Il y a donc partout quelque chose qui coule, qui s’en va, qui s’arrache, qui se partage. « Source » est quand même, sémantiquement et du point de vue de la polysémie, beaucoup plus chatoyant que le mot racine.
Un des axes centraux du roman est une histoire de violence conjugale : le personnage féminin que l’on suit dans la première partie subit l’emprise et les violences de son mari, Pierre. Quel a été votre point de départ pour raconter cette histoire ?
M.-H. L. - On comprend très vite que cette femme est la proie, depuis huit années, d’une vie destructrice et carcérale. En tout cas, elle le perçoit ainsi. Et de plus en plus, elle perçoit aussi le danger d’une destruction pour elle et ses enfants. Cette femme, j’avais le désir de lui donner une ligne de fuite, de lui donner la force de s’échapper. C’est ce qu’elle doit faire et qu’elle n’arrive pas à faire. Ce livre s’inscrit là : dans le désir de donner à cette femme la force de s’arracher. On est en 1967, c’est une fille et femme de paysans, elle est très enracinée (le terme revient), ancrée dans un lieu, cette ferme qu’elle a achetée avec son mari. Un lieu duquel elle tient, aussi, son assise sociale et psychique. Et il va falloir s’en arracher. Ce livre procède à la fois du désir de donner à cette femme une chance de s’échapper et de montrer le danger auquel elle est confrontée. Il s’est entièrement écrit dans cette tension-là.
Ce personnage féminin n’a pas de prénom et c’est le seul dans ce cas. Pourquoi ?
M.-H. L. - Je ne m’en suis pas rendu compte à la première écriture du livre ! Mais oui, elle est tellement arrachée à elle-même qu’elle n’a plus de prénom. Et si je donne un sens à son existence, si je lui redonne une trajectoire, ça ne va pas jusqu’au prénom.
Un autre thème important dans votre roman est celui de la ruralité que vous décrivez très bien. Cette femme et cet homme se sont isolés, ils se sont arrachés de leurs familles respectives qui étaient voisines. Ils partent pour cette ferme éloignée alors que dans le même temps beaucoup la fuient. Et vous décrivez remarquablement cette campagne. Où avez-vous puisé votre matériau ?
M.-H. L. - Comme tous mes livres, ce livre est violemment autobiographique. Ce n’est pas un hasard si j’ai placé en exergue de Mo une citation de Fellini : « je suis toujours autobiographique même si je me mets à raconter la vie d’un poisson ». Donc évidemment, je n’ai pas besoin de chercher de la documentation, je fais appel à mes souvenirs. Je fais simplement attention aux effets d’anachronisme, c’est une hygiène d’écriture. Ici on est en 1967, le divorce par consentement mutuel n’existe pas mais il y a des rapports de force conjugaux dans ce monde rural. J’essaye de tenir toutes ces lignes de fuite du texte en même temps.
Années 1960-1970, Cantal, vallée de la Santoire. Trois voix racontent une histoire de famille banale et extraordinaire. D’abord il y a la femme, « elle », presque 30 ans, mère de trois jeunes enfants, deux filles, un garçon. C’est le quotidien d’une ferme, le quotidien de violences conjugales aussi, physiques et verbales. Puis il y a son mari, Pierre, mari et père. Et enfin Claire, la fille cadette qui, plusieurs années plus tard, revient dans la ferme sur le point d’être vendue. Ces trois voix racontent la vie d’une famille paysanne, leur intimité, leurs peurs et leur courage au quotidien, mais aussi une époque et une classe sociale, la paysannerie à l’orée d’un monde nouveau. Marie-Hélène Lafon signe un texte puissant au propos à la fois singulier et universel.