Littérature française

Mathias Énard

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

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photo libraire

Chronique de Olivier Renault

Librairie La Petite lumière (Paris)

Même s’il n’en était pas à son coup d’essai, Mathias Énard a étonné tout le monde avec Zone (Prix Décembre et Livre Inter). Il revient avec un livre plus court, mais l’ambition, elle, est toujours bien présente. Goncourt des lycéens 2010. 

On part d’un fait historique. Michel-Ange a des problèmes avec le Pape Jules II, pour lequel il doit construire un tombeau, mais qui ne le paie pas. Fuyant les États Pontificaux, il rejoint Florence, où il reçoit la visite de deux franciscains qui lui transmettent l’invitation du sultan de Constantinople, Bayezid (Bajazet), lequel lui propose de construire un pont entre Constantinople et Péra. Les émissaires insistent, et c’est payé une fortune. Le grand Léonard de Vinci, pourtant féru d’architecture, a déjà échoué sur ce projet. Michel-Ange, dont il n’est pas le spécialiste, relève toutefois le défi. Il comprend que la visée est moins esthétique que « politique », un « morceau d’urbanité », « le ciment d’une cité, de la cité des empereurs et des sultans ». Tant pis pour l’ire du Pontife, il part. À Constantinople, il découvre une autre ville, mélange de religions qui se tolèrent. Il découvre aussi une autre forme de sensualité, et ce qu’il verra et sentira se retrouvera transposé dans la chapelle Sixtine ou dans d’autres œuvres ultérieures : les attributs de la danseuse-danseur – personnage sexuellement ambigu qui fait forte impression sur le sculpteur –, une exécution capitale, la bibliothèque, les statues, Sainte-Sophie. Il a mis de la distance entre lui, les jalousies et les « conspirations de Raphaël et de Bramante », ses rivaux romains. Pourtant, même de loin, il semblerait qu’ils puissent lui nuire… Car ce très beau livre est aussi une méditation sur le statut de l’artiste, son appétence à la beauté se trouvant souvent en butte aux réalités matérielles : rivalités, paiements, flatterie ou obéissance aux puissants. Dans ses tourments, Michel-Ange est toujours sensible à la beauté et, même s’il ne comprend pas le turc, il entend la musique des poèmes déclamés par son traducteur poète. Mais la beauté a un prix, sa fréquentation et sa proximité peuvent déclencher la tragédie. Un très beau livre, sensible, dosé, réflexif, ouvert : le pont, c’est lui.