Littérature étrangère

Sally Rooney

Normal People

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photo libraire

Chronique de François Reynaud

Librairie des Cordeliers (Romans-sur-Isère)

C’est un peu de chose qui nous tient pourtant en haleine : les atermoiements d’un jeune couple qui hésite entre amour et amitié. La légèreté apparente de la valse des sentiments cache une relation un brin toxique, un jeu mal engagé qu’explore Sally Rooney, nouveau phénomène de la littérature irlandaise.

On vit parfois des histoires d’amour sans les vivre pleinement, avec un brin de réserve, ou bien au contraire on donne tout, au risque de tout perdre. Et quand ces histoires prennent fin et qu’une tristesse immense s’abat sur vous et vous laisse égaré en vous-mêmes, on aimerait avoir à ses côtés une Sally Rooney pour confidente. Une main sur l’épaule, avec beaucoup de douceur, elle nous dirait ce qui s’est exactement passé, pourquoi on n’avait rien vu venir de cet échec, pointant ici ou là les moments clés d’une relation qui s’est autodétruite. Ça ne réparerait rien mais ça irait déjà un peu mieux. Oui, quelle chance ce serait d’avoir Sally Rooney près de soi. Marianne et Connell ont cette chance-là et Normal People est leur histoire. Le roman raconte la relation entre ces deux jeunes personnes donc, qui, si elles fréquentent le même lycée, proviennent de sphères sociales opposées : la mère de Connell fait des ménages chez celle de Marianne. Lui est beau gosse, populaire, athlétique. On dit d’elle qu’elle est laide. Elle n’a pas d’ami(e)s et est ostracisée. L’un et l’autre ont pour point commun d’être de bons élèves et c’est d’abord sur fond d’émulation intellectuelle qu’un rapprochement va se faire entre eux. Ensuite, très vite, leurs corps vont se reconnaître. C’est comme une évidence, ils se plaisent, ça crève les yeux. Mais ce qui aurait dû devenir une banale histoire sentimentale entre deux lycéens va prendre un tour singulier quand ils décrètent d’emblée que personne ne doit rien savoir de leur relation. Mais pour quelle raison ? Pour préserver la beauté de leur histoire ? Pour la protéger de l’influence des autres ? Est-ce à cause de leur origine sociale différente ? Est-ce à cause des ragots ? Normal People est l’histoire de ce couple sur quatre années durant lesquelles Marianne et Connell vont se perdre et se retrouver à plusieurs reprises, comme dans une version un peu toxique de la chanson du Tourbillon de la vie de Rezvani. L’écriture de Sally Rooney s’attache à ne rien dire d’autre, mais tellement bien, que ce mouvement de balancier, dansant et usant, qui anime ces deux êtres, lesquels jouent à se faire mal, se ratent en beauté, se jettent dans d’autres bras et finissent toujours par se retrouver comme attirés par une force magnétique irrésistible. Elle dit aussi beaucoup de la façon dont une rencontre amoureuse peut-être à la merci d’enjeux extérieurs et dépendre du regard des autres, des amis, de la famille, des conventions sociales… Tout est d’une justesse absolue jusque dans l’art de faire dialoguer ses personnages dont la parole sonne vrai. On reste suspendu à leurs lèvres, leurs paroles deviennent les nôtres, on aime à leurs côtés et on espère tellement que cette histoire finira bien… pour eux comme pour nous !