Littérature étrangère

Mi-Ye Lee

Le Grand Magasin des rêves

illustration

Chronique de Anne Canoville

Librairie L'Astrolabe (Rennes)

Imaginez qu’il existe une ville réservée aux dormeurs (humains comme animaux !) où ils peuvent se rendre pour acquérir et vivre des rêves écrits par d’autres. C’est cet univers que met en scène Le Grand Magasin des rêves, gourmandise acidulée de cette rentrée d’hiver et qui nous vient de Corée du Sud.

Des rêves qui se vendent comme des marchandises : voilà qui ressemble au scénario d’une dystopie ! Mais c’est le parti de l’émerveillement que prend ce roman résolument bienfaisant. La confection de rêves y est une véritable création artistique, prodiguée à des clients assoupis en quête d’expériences immersives fabuleuses et de sens à leur vie. À travers les yeux de Penny, nouvelle employée de l’éponyme Grand magasin des rêves, nous découvrons cet étonnant et prestigieux établissement : son fonctionnement, ses différents étages, les personnages hauts en couleur qui composent son personnel sous l’égide fantasque et bienveillante du directeur, M. Dollagoot, descendant d’une séculaire famille d’octroyeurs de songes. Dès les premières pages, le roman nous propulse dans un merveilleux comparable à celui des contes : dans les rues emplies d’échoppes vaquent à leurs occupations fées et grandes créatures à fourrure, tandis que l’origine de la ville elle-même s’enracine dans une légende fabuleuse. Ici, la magie ne s’explique pas mais la romancière (ingénieure de formation) la rationalise à l’envi pour en faire un formidable terrain de jeu où elle ne s'interdit aucune invention : l’onirisme se convertit volontiers en considérations thermodynamiques et l’on peut investir dans des émotions cotées en bourse pour les transformer en source d’énergie. Ancré dans notre temps, ce réalisme magique en dit long sur les névroses de nos sociétés contemporaines, où des individus pressurisés par des injonctions à la productivité et à la réussite gardent enfouie leur âme d’enfant. Des incursions dans la vie nocturne et diurne de clients du magasin nous montrent ainsi combien, durant ce temps si précieux du sommeil, notre imagination et notre inconscient travaillent, combinent des images, des idées, des souvenirs. Ici, les rêves permettent non seulement de s’évader de la routine mais aussi, parfois, de s’en émanciper, orientant désirs et décisions d’une manière imprévue. Et si les créateurs de rêve du livre guident l’imagination du rêveur par leurs scénarios, l’idée qui affleure est que celui-ci imprime toujours au rêve sa propre empreinte. Pas étonnant que nous ayons tant aimé Le Grand Magasin des rêves : cette rencontre n’est pas sans rappeler celle qui se produit entre un livre et la subjectivité d’un lecteur, rencontre toujours unique et singulière. La tâche d’un libraire n’est-elle pas, à l’instar des vendeurs de rêves, de rendre possible cette fantastique alchimie ?