Essais

Martine Delvaux

Le monde est à toi

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photo libraire

Chronique de Lucas Schrub

Librairie Ici (Paris)

Les Avrils nous donnent à entendre la voix de Martine Delvaux à travers deux récits autobiographiques. Figure emblématique de l’éco-féminisme au Canada, Martine Delvaux est autant une poétesse qu’une essayiste. Avec des mots empreints d’urgence, de combativité et d’amour, elle est aujourd’hui un sémaphore des luttes sociales et environnementales.

Une poétique de la lettre et du fragment fait l’objet de ces deux récits autobiographiques. Pourquoi ce choix ?

Martine Delvaux - Tous mes livres sont en fragments depuis C’est quand le bonheur ? Et tous mes livres, depuis le tout premier, comportent un point de vue autobiographique. Ici, il s’agit à la fois d’un piège et d’une « radicalisation ». Dans Le Monde est à toi, l’adresse à ma fille est vraie et fausse : le livre est dans sa direction mais il la traverse. Il s’adresse en fait à toutes les jeunes femmes, puis à tous les jeunes, puis à leurs mères, leurs parents et aux adultes en général. L’adresse permet la mise en relation et c’est une sorte de pratique oppositionnelle : attirer de manière douce, en tendant la main, alors que le texte lui-même aborde les questions féministes de façon frontale et se permet de dire des choses qui ne sont pas toujours simples ou allant dans le sens du statu quo. Dans Pompières et pyromanes, le fragment est en quelque sorte radicalisé parce que malgré la présence de l’adresse, chaque morceau est autonome. Comme des tableaux. Et on déambule d’un tableau à l’autre en lisant. Les échos, les retours, des fils rouges enchevêtrés donnent sa cohérence au livre mais en même temps, chaque fragment se lit tout seul.

 

Pompières et pyromanes. En quoi le féminisme est à la fois l’une et l’autre ?

M. D. - On dit des politiciens, par exemple, qu’ils sont parfois des « pompiers pyromanes » parce qu’ils créent un problème qu’ensuite ils s’évertuent à régler, manière de se donner l’image de sauveurs. Les féministes, elles, sont pompières et pyromanes. C’est-à-dire qu’elles sont pompières au sens où elles éteignent les feux dont les femmes sont victimes, ces bûchers de la vie ordinaire sur lesquels on nous place. Et elles allument le feu du militantisme, le feu des luttes pour une plus grande égalité entre les humains, pour une plus grande diversité des représentations.

 

Vous faites dialoguer de nombreuses femmes, à l’origine de nombreux feux, dans un gynécée qui transcende l’espace et le temps. Pourquoi est-il important d’invoquer ces figures tutélaires ?

 

M. D. - Je tiens à la filiation féministe. Ça semble peut-être évident aujourd’hui mais en réalité, ça ne l’est pas. La filiation, l’héritage, le partage des idées, l’Histoire… tout ça est encore le plus souvent masculin. On oublie les femmes parce qu’elles ont été exclues de l’histoire officielle. Quant aux féministes, j’avais envie, en partie sans m’en rendre tout à fait compte, d’écrire cet héritage féministe, non pas en suivant une chronologie des révoltes féministes, mais en suivant le fil du feu. Manière de transmettre le feu, de « porter le feu » entre femmes, de mère en fille, de féministe en féministe.

 

Féminisme(s). Maternité(s). Incendie(s). Des possibilités toujours plurielles mais réunies par un mot : l’amour. Quel poids donnez-vous à l’amour ?

M. D. - L’amour est cette notion d’une grande abstraction et que pourtant on vit au quotidien. Tout mon travail a à voir avec l’amitié et l’amour, avec ces liens qu’on tisse entre nous, ces grandes émotions qui nous traversent et qui sont centrales à notre expérience du monde. Ce monde réel dans lequel on vit et dont cette société cherche à nous expulser. Je me demande souvent si autre chose que l’amour peut nous sauver ?

 

Le Monde est à toi est une lettre adressée à votre fille Élie. Quelle relation entretient-elle avec votre travail ?

M. D. - L’adresse de ce livre est vraie, j’ai eu envie d’écrire à ma fille. Mais en même temps, c’est un dispositif, une manière d’entrer en relation avec les lecteurs et lectrices. Élie m’a permis d’écrire sur elle et d’écrire pour elle, pour sa génération. En même temps, mes livres m’appartiennent en propre. Elle me laisse la littérature, pour le dire ainsi. Elle a cette mère-là qu’elle doit partager avec l’écriture. Et elle respecte cet espace, elle me l’abandonne. Elle n’est pas menacée par mon écriture, elle sait qu’elle ne me perd pas quand j’écris, elle me permet d’écrire parfois vers elle. Mais elle préserve ce lieu comme étant le mien. On se rencontre à la lisière de l’écriture et sur le bord des livres, même ceux qui font d’elle un personnage : la personne à qui je m’adresse.

 

À propos du livre
Deux récits autobiographiques – l’un sous le signe du feu, l’autre sous celui de la filiation – font ici résonner la voix de Martine Delvaux. Dans une lettre adressée à sa fille [Le Monde est à toi], elle interroge sa propre place en tant que mère féministe. Une lettre en réalité envoyée à toutes les mères et toutes les filles, où la scansion que le monde est à eux – les jeunes – autant qu’il a été à nous est inscrite au cœur d’une poétique du gynécée, terreau fertile des luttes d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Martine Delvaux dresse ensuite un inventaire [Pompières et pyromanes], marqué par l’urgence, des nombreux feux qui brûlent autour de nous. Qu’ils soient environnementaux, militants ou artistiques, ces incendies se répandent et demandent autant à être alimenté qu’étouffé. L’autrice souffle ici sur les braises et nous rappelle à tous la nécessité d’être à la fois pompiers et pyromanes.