Littérature française

Lyonel Trouillot

La Belle Amour humaine

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photo libraire

Chronique de Sylvie Servoise

Pigiste ()

Après le succès de Yanvalou pour Charlie, Lyonel Trouillot revient avec un court récit polyphonique, qui chante le monde, sa beauté et ses imperfections en même temps que l’art qui témoigne et, parfois, juge et condamne.


Retrouver les traces d’un père disparu trop tôt et d’un grand-père qui a mystérieusement péri au cours d’un incendie, se construire une famille et par là-même une identité : c’est pour cela que la jeune Anaïse a quitté la capitale occidentale d’où elle vient − une ville de jets d’eau et de tramways où « les pauvres sont assez riches pour oublier qu’ils sont pauvres » − et qu’elle se rend dans un petit village côtier d’une île des Caraïbes où a vécu sa famille paternelle. Elle y est accueillie par Thomas, qui travaille comme guide et lui raconte, dans un long monologue lyrique et incisif, son île, les clients qui « prennent sans donner », le village de L’Anse-la-Fôleur, mais aussi les acteurs du drame survenu vingt ans plus tôt : le grand-père et le colonel Pierre André Pierre, liés par une amitié indéfectible que rien n’explique si ce n’est une cruauté, un égoïsme partagés et une mort commune ; la grand-mère, qui s’oublie dans des romans à l’eau de rose ; le père taciturne qui succombe, adolescent, au charme sauvage de la belle Solène ; le peintre Jacob ; Justin, le législateur bénévole qui travaille toutes les nuits au « code des nouvelles lois usuelles au service du bonheur »…


Venue faire parler les morts et ramener le mystère des fantômes de sa famille à la clarté trompeuse d’une ville « qui triche avec la nuit à coups de lampadaires, de néons et de phares », c’est au contraire un monde vivant, qui a la sagesse de laisser les choses à leur secret et à leur mouvement, qu’Anaïse découvre grâce à Thomas, passeur des corps et accoucheur des âmes. La véritable question n’est pas tant alors de savoir ce que furent les absents, mais de comprendre ce que signifie vivre : « Quel usage ai-je fait de ma présence au monde ? » Cette interrogation, qui traverse le roman comme un fil rouge, se déploie dans le tableau de Jacob, qui donne aussi son titre au livre : La belle amour humaine − toile à laquelle Jacob travaille depuis plus de vingt ans, avec l’aide de Thomas et Solène, toile qui entend témoigner de la beauté de la vie, des personnes et des couleurs qui ont mérité leur place sur cette terre. Mais tous ne peuvent être représentés, et surtout pas ceux qui, par leur noirceur, ont tenté de défigurer le monde. Pas de place, donc, pour le grand-père et le colonel dans ce tableau qui, à l’instar du roman tel que le concevait Camus, représente moins le monde tel qu’il est que sa correction… Et si de la correction à la sanction il n’y a qu’un pas, l’auteur nous laisse libres de le franchir − ou non.

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