Littérature étrangère

Ismet Prcic

California Dream

illustration
photo libraire

Chronique de Nadège Badina

Librairie Le Square (Grenoble)

« Pour ceux, qui se sont forgés dans le chaos, il n’y a pas de retour possible. Le chaos est une forme de normalité. Et la normalité – la vraie – se révèle éphémère et artificielle. » Mais Ismet Prcic a l’art de flouter le réel : la normalité n’est pas celle que l’on croit et le rêve est loin d’être paradisiaque !

À 18 ans, le quotidien d’Ismet n’est fait que des cigarettes vénérées par sa mère, de l’aveuglement acharné de son père, de l’orgueil puéril de ses amis et des bombes qui mettent trois secondes à atteindre la ville, « trois secondes pour se mettre à l’abri, pour courir, pour prier, pour retenir son souffle ou pour se souvenir… » Jusqu’au jour où il rencontre Asmir, anticonformiste et visionnaire, « complètement dingue en fait », affublé d’un acolyte insolite, Bokal, « roi des pique-assiettes, prince des menteurs en tous genres ». Ils sont à la tête d’une troupe de théâtre et prennent, bien malgré eux, Ismet sous leur aile. Cette dernière se trouve invitée à un festival en Écosse. Il n’en faut pas moins à la famille d’Ismet pour y voir une éventuelle évasion vers la Californie, où un oncle, ainsi que la possibilité d’études sérieuses, l’attendraient : si dans les Balkans, les régimes se succèdent, aucun ne dure et tous poussent à la fuite. Le voyage ne se passe pas sans encombres, mais une fois là-bas, il devient Izzy. Couchant tout sur le papier, il n’omet pourtant rien, au risque d’inventer. Mêlant histoire intime et Histoire universelle, anecdotes réelles et incidents vraisemblables, il devient étranger aux autres et à lui-même. L’écriture lui sera-t-elle vraiment salutaire ? Pour son premier roman, qu’il avoue d’inspiration autobiographique, Ismet Prcic n’a pas choisi la facilité. Développant une tension dramatique très subtile, son roman se déploie insidieusement et toujours crescendo. À la fois drame familial ubuesque, récit d’initiation primesautier et témoignage historique implacable, California dream est un roman total qui aborde aussi bien les relations mère/fils et les premiers émois amoureux, que les problèmes d’immigration ou encore les chocs post-traumatiques. Plongeant dans les pensées les plus intimes de son double, l’auteur révèle ses fantasmes adolescents de façon cocasse et naïve. Mais en filigrane, il laisse toujours poindre ses déceptions et ses hallucinations alarmantes grâce à un personnage autant énigmatique qu’emblématique : Mustafa, porte-parole fantasmagorique des horreurs des frontières. Malheureusement, un jeune ado plein d’espoir « malgré les incertitudes qui pèsent sur son avenir, malgré le poids du passé, et les incohérences du présent », ne pèse pas bien lourd face à un soldat « qui crèverait quand on lui dirait de crever ». Car l’intrépide plume d’Ismet Prcic ne décrit pas le monde, elle le déréalise ; soudain, la candeur et les illusions ont disparu, le récit initial et léger a laissé place à un puzzle d’émotions insoutenables où il semble toujours manquer une pièce. Finalement, dans un roman non dénué d’humour mais qui fait néanmoins la part belle aux mensonges et aux faux-semblants, il affuble son héros d’autant de visages qu’il donne de possibles fins à ce voyage bouleversant. Entre verbe efficace et sens du suspense, Ismet Prcic livre un page-turner haletant qui ne vous lâchera pas… trois secondes !

 

Lire un extrait du livre ici