Littérature française

Anthony Passeron

Histoires d’un combat

Entretien par Alexandra Villon

(Librairie La Madeleine, Lyon)

Racontant l’histoire d’une famille d’un petit village de l’arrière-pays niçois, des années 1930 aux années 1990, en parallèle à celle du virus du Sida, Anthony Passeron confronte avec pudeur et sobriété le récit d’un drame familial, terré derrière le silence et la honte, à celui d’un combat scientifique.

Quelle est l’histoire de votre famille et celle de votre oncle Désiré ?

Anthony Passeron - C’est une famille de commerçants de l’arrière-pays niçois, des bouchers-charcutiers qui ont profité des Trente Glorieuses pour s’installer et prospérer. Ils ont eu plusieurs enfants et l’aîné d’entre eux a fait des études sur la Côte, à Nice, et n’a pas voulu reprendre l’affaire familiale. Comme beaucoup de jeunes gens de son époque, il a découvert l’héroïne. Mon oncle fait partie des tout premiers cas de VIH Sida dans les Alpes-Maritimes. Il est tombé malade dès 1983 et est décédé en 1987. J’ai grandi dans une famille qui a présenté cet événement comme le début de la fin de la structure familiale. On est passé d’un magasin prospère à un magasin fermé et une famille décimée.

 

Pourquoi avez-vous souhaité raconter cette histoire intime ?

A. P. - Même si cette histoire a été fondatrice dans mon éducation, c’était une sorte de tabou pour ma famille, comme s’il y avait eu un pacte dénégatif. Je me suis rendu compte, avec l’émergence de récits beaucoup plus valorisants – je pense au travail d’Élisabeth Lebovici, au film de Robin Campillo 120 battements par minute, à Hervé Guibertque leur honte venait du fait qu’ils n’avaient pas été représentés. Dans la plupart des films ou des romans, je n’ai pas reconnu ma famille socialement. Je voulais, par le recul qui était le mien, leur faire accéder à ce corpus pour leur raconter leur propre histoire, les aider à relever la tête et leur montrer que tout ce qu’ils avaient traversé, ils pouvaient le regarder en face.

 

Vous utilisez une structure narrative qui fait s’alterner deux récits : l’histoire familiale et l’histoire du virus. Pourquoi avoir opté pour cette construction ?

A. P. - Quand j’ai commencé à travailler sur ce roman, je me souviens avoir interrogé ma mère. Elle n’arrêtait pas de répéter cette phrase : « Tu sais nous, on ne savait rien ». Dans les années 1980, avoir un fils qui était contaminé par le virus du Sida, c’était ne rien savoir, qui plus est si on appartenait au monde rural, avec un manque d’accès à l’information et aux soins. Je voulais raconter, pour briser la solitude qui avait été la leur, l’histoire des scientifiques, des premiers médecins qui ont été concernés au sens de « prendre conscience de » par le VIH Sida. Même s’il n’y avait eu personne pour leur tenir la main ou pour leur expliquer, ils n’avaient pas été seuls.

 

Vous écrivez que certains membres de votre famille ont « confisqué la vérité ».

A. P. - On est l’héritier d’une histoire. Or, c’est très dur de l’écrire quand elle nous a été racontée par nos proches. C’est mon père qui me l’a transmise, alors qu’il avait gardé une haine immense à l’endroit de son frère mort. Il l’accusait de tous les maux. C’était donc très dur de donner une image différente de Désiré et c’est ce que j’ai essayé de faire. Je raconte l’histoire de ma famille mais pas telle que ma mère ou mon père l'auraient voulu. En ce sens, c’est une forme de transgression.

 

Pourquoi ce titre, Les Enfants endormis ?

A. P. - J’ai choisi ce titre pour mon roman d’abord parce qu’on retrouvait littéralement ces jeunes piqués à l’héroïne endormis dans les rues du village. « Endormis » c’est aussi pour « perdus » et « oubliés ». Ces jeunes gens morts n’ont jamais été honorés dans mon village, on n’en parlait pas. J’ai voulu redonner une histoire et une place à cette génération disparue.

 

Votre volonté de réhabilitation s’est-elle transformée en une forme de consolation ?

A. P. - Quand j’ai terminé le manuscrit, avant de trouver mon éditeur, je me suis rendu compte que j’avais soulagé quelque chose en moi. Il y avait d’autres familles concernées et je voulais prouver à la mienne qu’il était possible de raconter cette histoire sans honte. C’était aussi une manière de les remercier – ma famille autant que les scientifiques – de m’avoir donné une idée de ce que peut être le courage face à l’adversité. Ainsi, j’ai l’impression que mon livre a un sens. Qu’à lui seul, il sert à quelque chose.

 

À propos du livre
Dans les années 1980, un jeune homme venant d’un petit village de l’arrière-pays niçois découvre comme tant d’autres la fête et l’héroïne sur la Côte d’Azur alors que les premiers malades du VIH Sida se déclarent aux États-Unis puis en France, alertant quelques membres de la communauté scientifique. Très vite, Désiré est contaminé par le virus. Il mourra en 1987. C’est le début d’un long combat pour ces jeunes qui meurent et leur famille impuissante, comme pour les médecins qui vont tenter de trouver, face à l’urgence de l’hécatombe, un remède miracle. Anthony Passeron, à travers l’histoire de son oncle, réveille et réhabilite avec tact et intelligence le souvenir d’une tragédie intime et mondiale.

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