Littérature française

Émilie de Turckheim

L’Enlèvement des Sabines

illustration
photo libraire

Chronique de Anaïs Ballin

Librairie Les mots et les choses (Boulogne-Billancourt)

Remarquée avec Chute libre (Le Rocher, 2009), La Disparition du nombril (Héloïse d’Ormesson 2014 et Le Livre de Poche) ou encore Popcorn Melody, paru en 2015 chez Héloïse d’Ormesson, Émilie de Turckheim livre avec L’Enlèvement des Sabines une fable contemporaine qui ne laisse aucun répit à ses lecteurs.

Après quinze ans de bons et loyaux services, Sabine démissionne. Elle quitte son emploi, ses collègues potaches et insignifiants, les bruits de couloirs, les bruits de bureaux, le patron enamouré, déplacé et insistant, et s’attend, comme le veut la tradition, à recevoir un interchangeable ficus. Sauf que, de ficus il n’y aura pas. On ne s’interrogera pas sur le lien de cause à effet entre les qualités d’employée modèle et la taille dudit ficus, puisque c’est une poupée gonflable qu’elle recevra. Fabriquée en France, au Mans, 100% élastomère thermoplastique. Simple d’entretien : eau chaude et savon. Les cheveux sont véritables. Le modèle en question se nomme Sabine. Une sex doll, donc. Point de départ du roman, et personnage dont l’épaisseur et l’importance n’auront de cesse de grandir au fil des pages. Ce cadeau pour le moins incongru s’avère matière à un roman hybride et troublant. Une démonstration par a + b de la violence qui s’immisce dans le quotidien de tout un chacun. Il y a celle d’une bande de gamins dans un train que l’on imagine de banlieue, triste et gris. Celle d’une mère omniprésente, étouffante, occupant une posture de juge omniscient déguisée sous des airs de mère soucieuse. Il y a celle du conjoint que la violence, justement, fascine et obnubile, metteur en scène porté aux nues, compagnon tyrannique et homme détestable. Il y a celle des normes, celle que la moindre différence provoque. Celle que nous impose les conventions, l’obligation de maternité, l’obligation de normativité, l’obligation de rentrer dans le moule (de poupée ?). Si l’idée de la poupée comme personnage à part entière et central peut sembler étrange, le fait est pourtant qu’elle jouera un rôle majeur tout au long de l’histoire. La discrète, effacée, éternelle seconde Sabine – la vraie – se dénoue au contact de la poupée. Elle d’aventure si peu encline à s’épancher, lui parle et en même temps qu’elle lui parle, se parle et prend conscience. Page après page, comme devant un miroir ou simplement une interlocutrice qui lui est tout à fait dévouée, Sabine se libère. Reste à savoir de quoi. Dans L’Enlèvement des Sabines, Émilie de Turckheim bouscule les conventions, la bienséance et s’empare de questions ô combien d’actualité. Il va s’agir, sans ordre et sans hiérarchie, d’aborder la question du consentement, celle de la dédramatisation d’une agression. Il va s’agir d’évoquer le commerce du sordide, celui de la peur et du jugement d’autrui érigé comme valeur suprême. Il s’agit aussi de sexualité et d’une folie latente. La forme du texte bouscule autant que son propos. Des indigestes monologues de Voyou sur le répondeur de sa fille aux dialogues écrits à la manière du théâtre, à la narration la plus classique en passant par des pages que l’on pourrait presque qualifier de calligrammes, l’auteure nous renverse, nous pousse à l’attention et surtout à sortir de nos zones de confort. La montée en puissance est inexorable, la réalisation brillante et le résultat paré d’une singularité salutaire.