Bande dessinée

Mawil

Kinderland

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photo libraire

Chronique de Edouard Chevais-Deighton

Librairie Charlemagne (Toulon)

Mirco a une petite sœur un peu envahissante et des parents sévères mais justes. Il est en cinquième dans un collège où sa petite taille et son côté premier de la classe en font une cible privilégiée pour les plus grands. Un adolescent somme toute normal. Sauf que Mirco vit à Berlin-Est et que nous sommes en 1989…

L’un des aspects récurrents de l’œuvre de Mawil, l’un des plus prolifiques et talentueux auteurs de BD allemands, est le hasard et les tours qu’il joue au destin de ses personnages. Kinderland ne fait pas exception à la règle, puisque les aventures de Mirco débutent par une succession de coups du sort. Il y a d’abord ce bus qui le mène au collège, ou tout du moins qui le devrait si son itinéraire n’avait pas été changé par quelque obscur fonctionnaire, ce qui aura pour conséquence directe sa rencontre avec Torsten. Puis une bousculade qui l’entraîne dans une partie endiablée de ping-pong pendant la récréation et cet improbable rebond sur le livre qui lui sert de raquette et lui permet de marquer un point gagnant contre un grand. Dans cet album, il est donc question d’amitié, celle assez improbable mais d’autant plus plausible de Torsten et Mirco. Car autant ce dernier rentre dans le moule : il est petit mais bon élève, il a une famille normale (bien que probablement un peu trop intellectuelle pour le pouvoir en place) et aimante, il fait parti des pionniers, joue du piano et officie même comme enfant de chœur ; autant Torsten sort des sentiers battus avec une mère sexy et célibataire, un look de punk et l’attitude qui va avec. Ils deviennent néanmoins inséparables, se nourrissant l’un de l’autre pour parvenir à passer ce cap difficile de l’adolescence. Et l’un des moyens qu’ils utiliseront sera le ping-pong, un sport où l’on peut défier les plus grands et garder un espoir de les vaincre, tant la force brute n’est pas tout. Ils s’y emploieront au cours d’un match épique où Mawil démontre son génie du mouvement par une séquence dénuée de bulles, mais où l’on perçoit toutefois sons, râles et cris. Impossible de composer un album qui se déroule en Allemagne de l’Est sans parler du contexte d’une façon ou d’une autre. Mawil s’y emploie de façon subtile, décrivant un pays en surface presque normal et en réalité en totale déliquescence… Où des bus changent d’itinéraires sans que l’on en comprenne les raisons, où les professeurs sont, soit hystériques, soit alcooliques, où une raquette de ping-pong est l’objet de toutes les convoitises, où l’on ne doit même plus évoquer ceux qui sont passés à l’Ouest et où l’on rend un culte au chef de l’État au sein d’organisations de pionniers qui ne sont pas sans rappeler les Jeunesses hitlériennes. Un État appelé à voler en éclats, à l’image du mur de Berlin qui en sera le signe précurseur, se traduisant par une liberté retrouvée pour le plus grand nombre, mais se transformant en véritable tragédie personnelle pour Mirco. On referme ce roman graphique de près de 300 pages en éprouvant une profonde tendresse pour Mirco, « trahi » par ce dernier coup du sort. Un coup du sort qui le fera basculer dans l’âge adulte.