Littérature française

Philippe Jaenada

Dans le café de la jeunesse perdue

Entretien par Linda Pommereul

(Librairie Doucet, Le Mans)

Comme pour une enquête, Philippe Jaenada compose, avec La désinvolture est une bien belle chose, un récit minutieux et singulier autour du destin tragique de Jacqueline Harispe, surnommée Kaki, et de ses compagnons de route. Un texte effervescent dédié au Montparnasse des années 1950, entre ombre et lumière, celle de l’Histoire et des cœurs.

 

Pourquoi ce titre, éloge de la désinvolture ?

Philippe Jaenada – Je l’ai choisi parce que ce roman parle de jeunes gens qui ont entre 16 et 19 ans au début des années 1950 et qui ont l’air insouciant comme on peut l’être à cet âge. Ce titre est aussi à prendre au second degré : le narrateur (moi en l’occurrence) fait le tour de France par les côtes de Dunkerque à Dunkerque en même temps qu’il raconte cette histoire. Je n’avais aucune responsabilité, aucune contrainte, rien à faire. J’ai donc vécu vingt-quatre jours de désinvolture absolue pendant que je racontais cette histoire !

 

Sur la couverture, la photo d’une femme qui fait écho à celle de votre précédent ouvrage sur Pauline Dubuisson. Un lien particulier vous unit-il à vos personnages ?

P. J. - Tous les deux ou trois ans, je m’attache à un personnage ; à une femme, la plupart du temps, parfois à un homme, comme dans La Serpe. Je ne pense plus qu’à elle ou à lui. Ils sont avec moi tout le temps, comme des amis, comme cette jeune femme, Jacqueline, surnommée Kaki. Dans vingt ans, je penserai encore à elle comme si j’avais rencontré une amie, comme les gens que nous croisons dans notre vie et qui nous marque.

 

Qui est Kaki ?

P. J. - Kaki est une jeune femme que j’ai croisée lors de mes recherches pour Au printemps des monstres. J’ai entendu parler de cette jeune femme qui, au début des années 1950, vivait à Saint-Germain, fréquentait un petit bistrot avec d’autres habitués. Elle était très amoureuse d’un soldat américain qui était aussi amoureux d’elle. Pourtant, un matin d’automne 1953, elle se défenestre. J’ai voulu comprendre pourquoi cette jeune fille de 20 ans qui avait tout pour elle s’est suicidée. Je me suis vite rendu compte de la difficulté de trouver de la documentation, hormis quelques photos trouvées sur Internet, des photos publiées par un photographe hollandais en 1956 qui a croisé leur chemin. J’ai réussi à me procurer un exemplaire de ce livre et j’ai été envoûté par l’atmosphère qui s’en dégageait. Grâce à la magie miraculeuse des archives nationales, j’ai retrouvé leurs traces, leurs noms, pourquoi ils s’étaient regroupés les uns contre les autres dans ce bistrot et ce qu’ils sont devenus ensuite. J’ai surtout retrouvé Kaki et j’ai pu reconstituer son histoire. Kaki était la fille d’un collabo, ancien cagoulard et milicien, engagé dans l’armée allemande. Son fiancé américain participera à l’attaque sur la baie des Cochons. Une de ses meilleures amies s’appelait Sarah et ses parents ont été déportés.

 

À travers elle, vous évoquez la condition des jeunes femmes à cette époque.

P. J. - C’est en effet une époque qui contraint et enferme les femmes, notamment quand elles ne se comportent pas selon les règles édictées par la morale. Presque toutes les jeunes filles qui étaient mineures et fréquentaient ce bistrot sont passées par des centres de redressement. Ces établissements étaient censés reprendre en main les jeunes filles qui vivaient dans la rue, sans travail et qui ne voulaient surtout pas retourner chez leurs parents. Elles étaient placées en observation pendant trois mois et l’on tâchait surtout d’en faire de bonnes ménagères. Certaines, comme Kaki, iront en prison avec pour seul crime de ne pas avoir obéi.

 

Vous décrivez aussi l’avenir incertain de ces jeunes gens marqués par l’Histoire.

P. J. - Effectivement, ce qui m’intéressait aussi, c’était l’après. Aucun d’entre eux n’a eu un avenir très flamboyant. Une personne, qui est décédée pendant l’écriture de ce livre et qui s’appelait Jean-Marie Apostolides, s’était déjà penchée sur ces destinées il y a une quinzaine d’années. Il m’avait dit : « Tu vois ces jeunes, ils sont nés entre 1932 et 1935, ils avaient 10 ans pendant l’Occupation. Quand on a 10 ans pendant cette période, on se rend compte de tout ce qui se passe et on ne peut rien faire, contrairement à la génération suivante, celle de 1968 qui a obtenu ce qu’elle voulait, l’éternelle jeunesse. Eux, ils n’ont pas eu d’enfance. Ils se sont donc regroupés et, comme dans une cour de récré, ils ont joué et fait un peu les fous, sauf que rester enfant au-delà de 20 ans, ce n’est pas possible et cela ne leur a pas vraiment porté chance ».

 

Tandis qu’au volant de sa voiture de location, Philippe Jaenada fait le tour de France par les côtes, il ne peut s’ôter l’image d’une jeune femme croisée au détour de ses recherches sur Pauline Dubuisson. Pourquoi, un matin de novembre 1953, une jeune femme libre, intelligente, amoureuse s’est jetée par la fenêtre d’une chambre d’hôtel ? En funambule des mots, il compose un récit passionnant où son humour et son inimitable autodérision explorent avec pudeur la vie d’une jeunesse en rupture de ban, la bande du café de chez Moineau. Philippe Jaenada nous offre un texte somptueux, serti de toutes ces présences, celles de ces enfants de la guerre qui se perdent dans les vapeurs illusoires de la jeunesse, sous le regard d’un certain Guy Debord.

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