Littérature étrangère

Gonçalo M. Tavares

Un homme : Klaus Klump & La Machine de Joseph Walser

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Chronique de Antoine Tracol

Librairie Au détour des mots (Tournon-sur-Rhône)

Le nouveau roman de l’auteur portugais Gonçalo M. Tavares s’ouvre sur une invitation à s’installer confortablement face à un tableau expressionniste abstrait. Mais la contemplation se trouve bientôt parasitée par une musique dérangeante, inquiétante… presque terrifiante !

Klaus Klump, l’un des deux personnages principaux, est éditeur. Incapable de concevoir son métier autrement que comme une mission, un sacerdoce, et convaincu que la littérature peut, et doit, changer le monde, il persiste, en cette période de guerre, à ne publier que des livres qui tentent d’œuvrer à l’amélioration de la société et au perfectionnement de l’homme. Joseph Walser, second personnage central du récit, est ouvrier dans une grande entreprise appartenant au riche Léo Vast. Chaque jour, depuis des années, il retrouve sa machine, une machine dont la présence semble lui donner beaucoup plus de plaisir que celle de son épouse. Les parcours de ces protagonistes font l’objet de deux récits parallèles, deux romans en quelque sorte, qui portent chacun leur titre et sont divisés en chapitres autonomes. Mais ces deux récits se juxtaposent sans cesse. Klaus Klump et Joseph Walser habitent la même ville, ils empruntent les mêmes rues, croisent les mêmes personnes, fréquentent les mêmes magasins… Ils aperçoivent aussi les mêmes soldats qui sont censés veiller sur leur sécurité, et entendent siffler les mêmes bombes dans le ciel. Car le pays où vivent les deux hommes est en guerre. Et c’est justement la guerre qui constitue leur unique lien, alors qu’apparemment tout les oppose. Qui sont-ils ? Klaus Klump appartient à la Résistance. Son récit, tendu, nerveux, comme constamment aux abois, montre un homme qui vit dans l’épouvante. Il est à la merci de la trahison d’un camarade, d’une dénonciation, d’une vengeance… Il a peur. La folie le guette. Toutefois, la façon dont il décrit ses combats contre l’injustice sociale ou le fascisme, est empreinte de poésie, portée par un souffle qui annihile finalement toute terreur. Joseph Walser, de son côté, se satisfait de sa monotone routine quotidienne. Il en tire un salaire suffisant pour les faire vivre, lui et sa femme, et pour lui permettre de se distraire avec ses amis le samedi soir. Pourtant, à sa manière aussi, la peinture qu’il brosse de son existence a quelque chose d’inquiétant. Joseph Walser parle peu. Il écoute, ne s’énerve jamais, est prêt à toutes les compromissions, toutes les humiliations pour préserver sa petite tranquillité… y compris à baiser les bottes de l’ennemi lorsque celui-ci l’y contraint. D’une certaine façon, la ville apparaît comme le troisième personnage du roman. Il en émane une odeur de charogne, ses rues sont jonchées de cadavres de chevaux qu’on laisse pourrir, et les mouches qui bourdonnent dans l’air n’ont pas le temps d’avoir faim. Le désespoir, la famine, la maladie, règnent… Tavares réussit un coup de maître. Car au cœur de ce monde malade, il met en scène deux personnalités qui, en dépit des apparences, malgré l’angoisse, malgré la solitude, apparaissent en définitive comme deux créatures magnifiquement éprises de la vie. « Il n’existe qu’un être véritablement non collectif, non social, comme ils disent. Et cet être n’est pas celui qui s’isole, ce n’est pas celui qui s’enfuit dans la montagne ou la forêt, cet être est celui qui tue les autres, celui qui veut tuer tous les autres pour finalement rester seul, voilà l’être solitaire véritable », pense Joseph Walser. Tout est dit !