Le livre s’ouvre en décembre 1955, à Mud Bay, Ketchikan, Alaska : un bébé dans le ventre d’une femme. Sur la page suivante, l’enfant est né, il peut voir, par le trou découpé dans sa couveuse, ses deux parents. Quelques mois plus tard, allongé dans son lit à barreaux, c’est le mobile que l’enfant regarde, les planètes qui dansent, la fusée sur le bureau et l’ombre de sa mère. Tout est là, dans les détails, toute la vie d’un homme observée à travers le prisme d’une fenêtre, d’une loupe, d’un écran de télévision. L’enfant grandit, passionné par l’univers. Il va étudier, rencontrer l’amour, monter dans une fusée, devenir père, enterrer sa mère… Tout cela, sans un seul mot donné, avec simplement la force des images. C’est d’une beauté inouïe, quasiment silencieuse.
PAGE — Dans une vie de libraire, on sait que peu de livres se distingueront vraiment des autres. Combien de temps avez-vous travaillé sur cet ouvrage ?
Tom Haugomat – En 2010, j’ai été approché par Mathieu Ollitraut-Bernard et Jean-Guillaume Pascaud pour participer à l’exposition collective « Condensed ». J’ai alors réalisé cinq diptyques à la gouache, cinq instants suspendus. Un homme regardant dans ses jumelles, un autre observant le paysage par le hublot d’un avion... Le concept de À travers était né. L’envie d’en faire un livre est venue très naturellement. J’aimais cette idée de journal de bord muet, le fait de tenir une vie entre ses mains. Il m’a quand même fallu du temps pour que Rodney, mon personnage, prenne de l’épaisseur. Les éditions Thierry Magnier m’ont accompagné dès 2015, mais ce n’est qu’en février 2017 que le découpage du livre fut réellement abouti. Il m’a ensuite fallu une année pour mettre au propre les images et terminer l’ouvrage.
P. — Vous racontez toute une vie uniquement au travers d’images. Ce livre sans mots était-il une contrainte ou au contraire une liberté ?
T. H. – Je pense que la contrainte appelle la créativité. Je m’en suis imposé plusieurs en réalisant ce livre. La principale, celle du « diptyque » qui permet de voir à travers le regard du protagoniste, a parfois été difficile à tenir car elle limite le dialogue et les interactions entre les personnages, et peut presque rendre le héros antipathique par moments. Une autre contrainte réside dans le choix de l’événement de la vie de Rodney à illustrer par an, sans éloigner le récit de la grande Histoire. Ayant été réalisateur de films d’animation avant d’être illustrateur, j’ai pensé ce livre comme une séquence animée, rythmée par la taille des images ou même l’irruption des doubles pages. C’était donc plutôt une liberté de s’affranchir du texte. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je travaille sans texte puisque dans Hors-Pistes (Thierry Magnier, 2014) j’ai réalisé une trentaine d’illustrations sur le thème de la montagne qui ont ensuite été confiées à Maylis de Kerangal pour qu’elle écrive l’histoire. Le premier court métrage que nous avons réalisé avec Bruno Mangyoku était également muet. (Jean-François, Cube créative / Arte, 2009).
P. — L’autre contrainte semble être la palette restreinte de couleurs. Les couleurs racontent-elles une histoire, le blanc de la page accentue-t-il aussi le silence autour de cet homme ?
T. H. – Je travaille systématiquement avec des palettes de couleurs réduites. Cela m’oblige à trouver des codes graphiques nouveaux et à donner une unité à mes projets. La palette ici particulièrement réduite est aussi due à la technique d’impression du livre en tons directs qui permet d’avoir des couleurs très vives et lumineuses. J’essaye également, en ne dessinant pas les visages et en jouant avec le blanc et les contre-formes, de créer des images légères et éthérées comme le sont parfois nos souvenirs. J’espère, par ce procédé, laisser de la place à l’imagination du lecteur.