Littérature française

Pierre Lemaitre

Un brasier historique

photo libraire

L'entretien par Rachel Besnard-Javaudin

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Quand la ruine menace et que le sort s’acharne sur nous, faut-il accepter l’inévitable ou bien résister et se battre ? Dans son livre Couleurs de l’incendie, deuxième volet de sa saga historique, Pierre Lemaitre continue son introspection au cœur de la famille Péricourt. Un régal pour ses lecteurs !

En cette année 1927, il semblerait que le sort continue de s’acharner sur la famille Péricourt. Après la mort de son frère, Madeleine voit son père mourir, puis son jeune fils se retrouver paralysé après une lourde chute. À présent héritière de l’immense fortune familiale, la jeune femme doit apprendre à gérer seule ses finances. Elle se retrouve alors une proie facile pour toutes les personnes enviant sa position. Très vite, c’est la ruine et le déclassement. Pourtant, Madeleine n’a pas dit son dernier mot. Avec intelligence et méticulosité, elle apprendra de ses erreurs pour survivre dans une société parisienne où le spectre d’une nouvelle guerre couve sous la cendre. Une à une, les pierres de sa vengeance seront posées. Avec Couleurs de l’incendie, deuxième volet de sa trilogie historique, le lecteur retrouve la plume vive et acérée de Pierre Lemaitre. L’auteur y dépeint avec finesse et élégance la société parisienne du début du XXe siècle. Un extraordinaire roman, écrit par un maître en la matière !

 

PAGE — Plus de quatre ans séparent la parution d’Au revoir là-haut et celle de Couleurs de l’incendie. L’histoire que vous aviez en tête a-t-elle beaucoup évolué entre ces deux volumes ?
Pierre Lemaitre — Elle a d’autant plus évolué… qu’elle n’existait quasiment pas au départ. À la fin d’Au revoir là-haut, je connaissais mon désir de poursuivre cette aventure qui m’avait donné tant de plaisir mais je n’avais pas de projet précis. C’est lorsque je me suis mis au travail pour Couleurs de l’incendie que je me suis posé la question du projet littéraire : une (modeste) fresque de l’entre-deux-guerres : les années 1920 avec le premier tome, les années 1930 avec le deuxième, puis les années 1940 avec le troisième. La période romanesque commencerait à la fin de la Première Guerre et s’achèverait au seuil de la Seconde. Autre clé de cette trilogie : le fait de choisir, pour personnage principal d’un roman, un personnage secondaire d’un des livres précédents. Ainsi Madeleine pour Couleurs de l’incendie et la petite Louise d’Au revoir là-haut pour le dernier livre. Tout cela ne s’est construit qu’au démarrage du travail de Couleurs de l’incendie.

PAGE — La première scène de votre roman marque les esprits et nous fait immédiatement rentrer au cœur de l’histoire. Quelle importance a-t-elle pour vous ?
P. L. — Stratégiquement, c’est très important : c’est le moment où je tente de nouer avec le lecteur « le contrat » romanesque. Je dois donc faire en sorte de l’aider à « plonger » dans l’histoire. Il faut pour cela une scène forte, que les personnages « existent » réellement, que les principaux enjeux soient posés, que l’arrière-fond social soit clairement esquissé, que le style de narration soit fidèle à ce que sera le livre, qu’elle « boucle » éventuellement avec un autre roman, etc. Cette scène est la plus difficile à réussir parce qu’elle doit répondre à énormément de questions techniques et qu’elle doit, avant tout, être absolument émotionnelle. Si vous avez emporté l’émotion du lecteur à ce stade, qu’il s’est attaché à la situation et aux personnages, vous pouvez ensuite vous permettre de ralentir le pas, de procéder à des apartés, etc. Le lecteur vous pardonnera (presque) tout.

PAGE — Que ce soit d’un point de vue historique ou que ce soit entre les différents personnages de votre livre, les conflits sont nombreux et la vengeance règne en maître mot. Quelles sont pour vous les différentes couleurs de cet incendie ?
P. L. — La première est la couleur que l’on perçoit, j’espère, en toile de fond de tout le roman : les lueurs de cet incendie qui va embraser l’Europe dans les années suivantes. Les autres relèvent toutes du thème de la vengeance, de la revanche. J’ai conçu ce roman comme une sorte de tableau où les différentes formes de cette passion toute spéciale qu’est la vengeance seraient mises en scène : châtiment, colère, loi du talion, rancune, punition, réparation, représailles, ressentiment, etc. Chaque personnage a une revanche à prendre sur quelqu’un ou quelque chose.

PAGE — Léonce, Solange et surtout Madeleine sont des femmes fortes et énergiques, qui se battent pour survivre dans un monde qui tente de les étouffer. Pouvez-vous nous parler de vos différentes sources d’inspiration pour ces personnages ?
P. L. — Je suis toujours embarrassé pour répondre à ce genre de question parce qu’il est rarissime que je m’inspire d’un personnage réel pour construire un personnage romanesque. Chaque personnage est plutôt un composite de personnages, de personnes vues, aperçues, connues, entendues. Ainsi Léonce a tout à fait le physique d’une jeune femme de ma connaissance mais elle emprunte sa vie à un personnage romanesque, son passif à un fait divers croisé jadis et sa trahison à encore autre chose. De même Solange emprunte bien des traits à la Callas mais aussi à la Malibran et à d’autres divas dont la vie m’a intéressé lorsque je me suis penché sur ce personnage.

PAGE — Dans votre livre, vous aimez beaucoup interpeller de manière directe votre lecteur. Est-ce un moyen pour vous d’en faire un personnage à part entière de votre histoire ?
P. L. — Je ne pense pas. Le lecteur est le lecteur, il a sa place, toute sa place et je la respecte mais selon moi, il n’a pas à entrer dans la narration. Chacun son travail : j’écris, il lit ; je raconte, il juge. L’interpellation, le fait de m’adresser au lecteur de manière directe est davantage un clin d’œil, un moment où je tente de resserrer le nœud qui nous lie. C’est un jeu que je lui propose. Une très grande part de mon travail stylistique vise en fait à tenter de lui donner l’illusion que je lui raconte une histoire à voix haute. Je me sens autant conteur que romancier. (C’est d’ailleurs une question : bien des gens, à commencer par des critiques, pensent qu’un roman facile à lire est facile à écrire, ce qui est évidemment ridicule.) Par ailleurs, comme Couleurs de l’incendie est conçu comme un vaste hommage au roman du XIXe siècle, je ne pouvais manquer de faire comme les feuilletonistes. Souvenez-vous : « le lecteur se souviendra sans doute que notre héros… ». Lorsque j’étais un jeune lecteur ces moments m’enthousiasmaient. Je les reproduis pour tenter d’en retrouver le goût si particulier.