Gabriel a eu une enfance heureuse et plutôt privilégiée entre un père expatrié français en quête de réussite, une mère réfugiée rwandaise en quête de sécurité, une petite sœur sans problèmes et des amis avec lesquels faire les 400 coups dans le quartier de Bujumbura où il grandit. Mais les jours heureux se fissurent avec l’arrivée du printemps, les premières élections libres et l’irruption de la peur, de la haine et de la violence. Gabriel voit alors son monde s’effondrer : « Je n’avais pas d’explications sur la mort des uns et la haine des autres. La guerre, c’est peut-être ça, ne rien comprendre. […] On apprivoisait l’idée de mourir à tout instant. La mort n’était plus une chose lointaine et abstraite. Elle avait le visage banal du quotidien. Vivre avec cette lucidité terminait de saccager la part d’enfance en soi. » Petit pays est un premier roman brillant, touchant, plein d’humour, d’une profonde humanité, porté par une écriture d’une grande finesse. À découvrir absolument !
Vous êtes musicien, « virevolteur de mots pleins d’amertume », ainsi que vous vous définissiez dans une de vos chansons. En 2013, dans votre premier album solo, Pili-pili sur un croissant au beurre, on découvrait une chanson intitulée « Petit pays ». En 2016, « Petit pays » est devenu un roman. Quel a été le cheminement de l’un à l’autre ?
Gaël Faye — J’ai toujours su que j’écrirai des romans. Pour la simple et bonne raison que c’est l’amour de l’écriture qui m’a amené à la musique. Je sentais que le format « chanson » avait ses limites et qu’un jour ou l’autre il me faudrait explorer d’autres formes d’expression. Pour ça, je devais surmonter quelques peurs et blocages liés à LA littérature.
Votre roman nous fait découvrir le monde à travers le regard d’un jeune garçon, Gabriel qui, au fil d’événements de plus en plus dramatiques, va être bousculé hors de l’enfance. D’une certaine façon, pensez-vous que cette vie qui bascule soit le miroir de la déchirure du pays dans lequel il vit ?
G. F. — Il s’agit d’un roman sur la fin de l’innocence, sur le paradis perdu. L’histoire racontée par ce petit garçon est une montée en puissance vers un dénouement inéluctable, durant laquelle l’adieu à l’enfance s’accompagne de l’adieu à la paix. C’est aussi la tentative désespérée du jeune Gabriel de s’accrocher à tout prix à cette enfance qui lui échappe.
Toutefois, il est important de préciser aux lecteurs que Petit pays n’est pas un roman sur le génocide au Rwanda, mais sur son onde de choc à Bujumbura (capitale du Burundi), dans la vie de Gabriel et de ses proches…
G. F. — Le génocide au Rwanda ou la guerre au Burundi sont un cadre, un contexte que Gabriel n’a pas choisi et qui vont bouleverser sa vie. En ce sens, ses interrogations, ses ressentis, ses choix, ses douleurs et ses peurs pourraient s’appliquer à n’importe quel enfant du monde confronté à une situation de conflit.
Le roman est construit comme un long flash-back suscité par l’obsession d’un jeune homme par rapport à un possible retour au pays natal. Pour lui, il semble que l’exil soit autant une question de temps que d’espace, qu’il soit moins « exilé de [son] pays » que de « [son] enfance ». Est-ce ce que permet l’écriture, un retour sur les traces de l’enfance perdue ?
G. F. — L’écriture permet de recréer des mondes disparus, enfouis dans nos sens, nos mémoires. Elle permet de cheminer à rebours et de retrouver les traces et les sensations de l’enfance perdue. Le jeune homme – la voix de Gabriel adulte – est hanté par ce passé, à tel point qu’il ne parvient pas à s’en détacher. Sa décision d’écrire est peut-être une tentative de se réparer ou de réparer les autres, ainsi que de dépasser les souvenirs pour fabriquer de l’avenir.
Malgré les drames qui émaillent le roman, Petit pays est plein d’un humour lié souvent au regard enfantin de Gabriel, dont on trouve un exemple frappant dès le prologue, quand il relate les explications assez fumeuses de son père sur les différences entre Hutus et Tutsis et, au-delà, les causes de la guerre. En quoi cet humour était-il nécessaire à l’équilibre du roman ?
G. F. — L’humour est là car il fait partie de la vie au même titre que la tristesse. Il ne serait pas crédible de décrire des enfants qui ne pensent pas à rire et à s’amuser. J’y recours aussi parce que la guerre est absurde, les raisons de la violence souvent risibles. On en pleure bien sûr, mais il faut aussi beaucoup en rire pour tenter de ne pas sombrer.
À la lecture du roman, on sent vraiment que les mots sont pour vous une matière avec laquelle jouer, aussi bien par rapport aux sonorités ou aux rythmes qu’au sens. Est-ce lié à votre expérience d’écriture musicale ?
G. F. — Dans ce roman, je me suis débarrassé de ma façon d’écrire des chansons. Cela m’a demandé de me départir de certains réflexes et mécanismes. À l’exception des lettres que Gabriel adresse à sa correspondante française, que j’ai travaillées « à la façon » d’une chanson, si vous avez trouvé au texte un rythme ou un travail sur les sonorités, il est probablement inconscient.
Il est difficile d’aborder le rôle de Mme Economopoulos sans trop en dévoiler sur l’histoire, pourtant le personnage est essentiel dans la survie de Gabriel... Pouvez-vous nous en parler ?
G. F. — Mme Economopoulos a un rôle décisif dans la vie de Gabriel. Elle lui ouvre le monde des livres, lui apprend à mettre des mots sur ses ressentis. Cette découverte va permettre à Gabriel d’utiliser l’imaginaire comme un refuge. Grâce aux livres, Gabriel parviendra pendant un temps à maintenir la violence à distance, à se prémunir de la situation politique qui l’entoure.