Bande dessinée

Serge Lehman

L’Homme gribouillé

illustration

Chronique de Guillaume Boutreux

Librairie M'Lire (Laval)

Un pavé de plus de 300 pages mettant à l’affiche deux figures majeures de la bande dessinée telles que Serge Lehman et Frederik Peeters ne peut que mettre l’eau à la bouche. Le moins que l’on puisse dire une fois cet envoûtant thriller achevé, c’est que la magie n’est pas que de façade et qu’elle opère intensément page après page.

Diminuée par des épisodes d’aphasie durant lesquels elle ne peut s’exprimer que grâce à l’écran de son téléphone ou une feuille de papier et un crayon, Betty Couvreur doit affronter la disparition de sa mère Maud puis faire face à un certain Max Corbeau, effrayant maître-chanteur qui, en plus d’avoir terrorisé sa fille, la bavarde Clara, semble avoir harcelé sa mère depuis de nombreuses années. Elle mène donc une enquête des plus périlleuses pour comprendre les motivations et l’identité de ce personnage aussi dangereux qu’insaisissable. Ses recherches vont la pousser bien plus loin qu’elle n’aurait pu l’imaginer, jusqu’aux sources de son histoire personnelle et familiale. Rendons grâce tout d’abord au scénario à la fois fantasque et très maîtrisé de Serge Lehman qui nous emmène en compagnie de toutes ces femmes dans une poursuite menée tambour battant de Paris jusque dans les vallées bourguignonnes. Il faut dire que Serge Lehman contribue depuis maintes années au renouvellement d’une littérature de l’imaginaire « à la française » au travers de romans, de nouvelles, d’essais, de critiques et conférences. Son incursion dans le domaine de la bande dessinée, si elle est certes un peu plus récente, n’en compte pas moins quelques fameux récits à l’exemple de La Brigade Chimérique (L’Atalante), L’Homme truqué (L’Atalante) ou encore L’Œil de la nuit (Delcourt). Point commun entre tous ces scénarios : la figure du super-héros que Lehman s’évertue avec bonheur à implanter au sein de la culture fantastique européenne. Avec cet homme gribouillé, Lehman réalise ainsi, tel un docteur Frankenstein narratif, un savant mélange entre le mythe du golem et des personnages comme Fantomas ou le fantôme de l’opéra. La contribution de Frederik Peeters à l’épanouissement du scénario de Lehman s’avère loin d’être anecdotique. Le dessinateur genevois a lui aussi quelques pépites dessinées à son compteur. À l’aise dans les récits de vie les plus émouvants avec Pilules bleues (Atrabile), il s’est fait également connaître par ses épopées fantastiques aux allures de contes philosophiques comme Lupus (Atrabile) ou Aâma (Gallimard). C’est donc sans surprise que Frederik Peeters parvient avec talent à conférer humanité aux femmes de caractère qui entourent Betty Couvreur. Ses qualités de dessinateur prennent ensuite toute leur ampleur dans l’incarnation graphique de « la créature », cet homme gribouillé aussi mystérieux que terrifiant. Mention spéciale pour la scène de l’affrontement entre Max Corbeau et les gardes du corps du rabbin ! Bref, l’enthousiasme que peut engendrer l’idée d’une collaboration entre Serge Lehman et Frederik Peeters est bien loi de retomber à la lecture de ce long récit magnifiquement maîtrisé tant dans le fond que dans la forme. On en redemande !