Littérature française

Cynthia Fleury

Les Irremplaçables

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photo libraire

Chronique de Rodolphe Gillard

Librairie des Halles (Niort)

Quel est notre degré de liberté face au pouvoir ? Le nouvel essai de la philosophe Cynthia Fleury, vibrant plaidoyer en faveur du libre-arbitre de chacun, dresse des contre-feux devant les agressions insidieuses du pouvoir.

Le pouvoir ne prend sens que par et à travers les citoyens. De même que la nature a horreur du vide, le pouvoir politique tend à mettre sous tutelle cette chose si précieuse, qui fait l’objet de ce livre et qui est au cœur de nos vies. Les Anglais l’appellent le « self-fulfillment ». Cynthia Fleury, qui n’écrit pas en anglais même si elle enseigne à l’American University of Paris, nomme cette capacité de saisir l’instant, de s’emparer de son destin, l’« individuation », le « devenir sujet » en dépit de toutes les contingences. Les Pathologies de la démocratie (Le Livre de Poche) proposait déjà une réflexion philosophique sur le pouvoir, d’« essence totalitaire », dit-elle ici. D’une manière souvent sensible, tirant ses exemples de la littérature comme de la psychanalyse, Cynthia Fleury poursuit sa démarche en refusant de baisser les bras face aux atteintes quotidiennes à l’intelligence et à la conscience qu’a l’individu de lui-même. Chacun de nous est irremplaçable : il suffit juste d’une prise de conscience. Tout l’enjeu de ce livre, sorte de feuille de route éthique pour le futur, est de pointer les multiples conditions d’émergence de cette dernière. Mais la connaissance de notre singularité, de notre irremplaçabilité, n’est encore rien : reste à l’individu moderne à « sublimer » son expérience, sa condition d’homme, sans quoi, dit-elle, le projet moderne serait en échec. On décèle une inquiétude, un trouble, dans les pages qu’elle consacre à Médée qui tue ses enfants car elle refuse d’être remplacée dans le cœur de Jason, et à Cronos, qui mange ses enfants « par peur d’être détrôné par eux » : tous deux, incapables d’affronter le manque, et surtout de le sublimer, renvoient à cet « incurable du manque » contemporain. « Affronter sans cesse le manque est le chemin que chaque individu parcourt pour devenir ce qu’il est » : ce « processus d’individuation », certes douloureux, est un immense défi.