Littérature française

Régis Jauffret

Dans le ventre de Klara

illustration

Chronique de Jean-François Delapré

Librairie Saint-Christophe (Lesneven)

Le ventre de Klara s'arrondit. Elle y pose les mains, elle sent l’enfant qui bouge. Va-t-il survivre ? Avec une nécessité absolue, dans ce roman étonnant et bouleversant, Régis Jauffret nous plonge à la source du mal, le national-socialisme, le décortiquant tel un chirurgien de l’âme.

Qui est Klara Plözl et cet Oncle qui devient son mari, Aloïs Hitler ?

Régis Jauffret - Dans cette famille, on n’est même pas certain de qui est enfant de qui. C’est pour ça qu’on a dit qu’Hitler était peut-être l’enfant d’un autre père, ce que je ne crois pas. En tout cas, Klara est entrée au service de son oncle à l’âge de 16 ans. Cet oncle était marié à une femme de quinze ans de plus que lui. Et quand cette femme a été malade, il s’est mis avec une autre femme de 22 ans à qui il a fait deux enfants. Cette deuxième femme a contracté la tuberculose et alors qu’elle était mourante, l’oncle a pris sa petite-nièce comme nouvelle femme. Voilà le contexte ; on peut dire que cet homme était une ordure.

 

Vous nous offrez une vision sordide de cet endroit avec le froid, la promiscuité et cette femme qui avait déjà perdu deux enfants en bas âge. Qu’est-ce que cette grossesse avait de différente pour vous ?

R. J. - C’est un sujet qui me hante depuis plusieurs décennies. En réalité, la mère d’Hitler avait en elle le XXe siècle. Si cet enfant n’était pas né, si l’accouplement avait eu lieu cinq minutes avant ou cinq minutes après, Hitler ne serait pas né et, sans Hitler, il n’y aurait pas eu le Troisième Reich. Sans l’affreux charisme d’Hitler, le national-socialisme ne serait pas arrivé au pouvoir et il n’y aurait pas eu la Shoah. Vu du côté de l’Occident auquel j’appartiens, le nazisme est la chose la plus tragique qui soit advenue dans l’Histoire de l’humanité. On ne peut pas comparer Staline et Hitler, car Staline ne déportait pas les enfants, les familles, même si sa cruauté n’était pas moindre. L’industrialisation de la mort avec cette sauvagerie absolue, c’est Hitler, personne d’autre. Et ce fœtus qu’elle portait en elle, qu’elle aurait pu perdre, contenait la folie nazie et le XXème siècle tel qu’il fut.

 

Dans le livre, il y a aussi le poids énorme de la religion. Quel rôle a-t-il joué ?

R. J. - À Braunau am Inn, là où vivait la famille de Hitler au moment de sa conception, il n’y avait aucune distraction pour cette femme qui n’avait par ailleurs pas d’activité professionnelle. Ils étaient recroquevillés dans cette maison, sans famille sur place, sans relations, sans amis. La seule société qu’elle avait, c’était ce curé et les seules distractions, c’étaient la messe, vêpres et confesse. La cathédrale est très proche de la maison de Hitler. Selon certains témoignages, elle était très pieuse. On peut l’imaginer aller là-bas tous les jours ou même plusieurs fois chaque jour.

 

Au fur et à mesure de la grossesse de Klara, vous instillez dans le texte des bribes, des fulgurances de ce que fut la Shoah, comme si vous nous disiez qu’elle ressentait, dans sa propre chair, le mal absolu qu’elle portait.

R. J. - Dans cette histoire, il y a quelques faits que l’on connaît et ils sont très rares. J’ai écrit une première version de ce livre où il n’y avait pas la Shoah et où je citais le nom de Hitler, mais quand on cite ce nom, tout explose ou on tombe dans un comique de mauvais aloi. C’est impossible d’écrire « Bonjour madame Hitler » ! Alors, j’ai écrit une deuxième version dans laquelle la Shoah apparaît et où disparaît le nom de Hitler, la version qui a paru en Italie. Et c’est la troisième version qui paraît en France, dans laquelle la Shoah joue un rôle beaucoup plus important. Ce qui me paraît fondamental, c’est aussi d’ouvrir sur l’avenir car les derniers survivants sont en train de nous quitter. Les historiens continueront leurs recherches, les philosophes poursuivront leur quête des racines du mal mais les artistes auront aussi un rôle à jouer pour transmettre cette tragédie aux générations futures.

Il y a un autre personnage important dans le livre, c’est le docteur Bloch, ce médecin juif qui suit la mère de Hitler. Le romancier, que vous êtes, dit à un moment qu’il lui aurait suffi d’un coup de scalpel pour que l’enfant ne naisse pas.

R. J. – Le docteur Bloch a réellement existé. Il a soigné gratuitement la mère de Hitler à la fin de sa vie. Il a dit qu’il n’avait jamais vu un enfant souffrir autant de la mort de sa mère. Hitler lui a permis plus tard de s’exiler aux États-Unis. Dans ce livre, le médecin qui suit la grossesse de la mère s’appelle Bloch aussi, c’est une sorte de pré-écho.

 

Régis Jauffret prend le pari de raconter les neuf mois où la mère de Hitler a porté son bébé de dictateur, entre l’église et un abbé infâme, un père ordurier, une sœur simplette et un médecin juif. Toute une galerie de personnages qui gravitent autour du ventre de Klara et de sa progéniture en devenir. Au fur et à mesure que la mère raconte, dans un cahier, son existence médiocre au-dessus de la brasserie de Braunau am Inn, en Autriche, se superpose dans le texte le récit de la Shoah, les camps, les barbelés, les enfants jetés vifs dans les crématoires. D’une force évidente, ce texte est le tableau de la naissance du mal tout autant que celle d’un futur dictateur, comme si les deux étaient liés par un pacte faustien.

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