Essais

Cat Bohannon

Quand toutes les Ève se tiennent la main

Entretien par Juliet Romeo

(Librairie La Madeleine, Lyon)

Best-seller aux États-Unis, l’essai de Cat Bohannon nous plonge dans une Histoire scientifique qui retrace l’évolution du corps féminin et de ses particularités à travers le parcours de plusieurs « Ève » qui ont fait le corps féminin tel que nous le connaissons. Un indispensable et accessible ouvrage.

Pouvez-vous nous rappeler votre parcours et le sujet de vos études à Columbia ?

Cat Bohannon – Mon père était scientifique et ma mère pianiste. Mon frère et moi avons toujours été à la fois scientifiques et artistes. J’ai d’abord obtenu un master en poésie avant d’aller à Columbia pour mon doctorat. Ma thèse reposait sur une série d'expériences cognitives autour du récit et de la mémoire émotionnelle. J'essayais de comprendre pourquoi le récit fonctionne si bien comme aide-mémoire et ce que cela peut nous apprendre sur la conscience autonoétique. Mon comité de thèse était partagé entre les départements de psychologie et de littérature, avec des conseillers en neurobiologie, informatique et philosophie des sciences.

 

Votre essai retrace l’histoire biologique du corps féminin. À partir de quel constat avez-vous jugé indispensable d’écrire cette histoire ?

C. B. – La manière dont nous racontons notre propre histoire est essentielle – non seulement pour la justice sociale mais aussi pour la science. Pendant longtemps, nous avons mené nos recherches sous l’angle d’une « norme masculine ». Nous étudiions en laboratoire presque exclusivement des animaux mâles. À moins que nous ne cherchions des informations sur l’utérus ou les seins, nous laissions simplement les femmes hors de l’équation. La conséquence ultime a été que de nombreux médicaments sont arrivés sur le marché sans avoir été correctement testés sur des corps féminins. Heureusement, les choses commencent à changer mais il y a un énorme retard à rattraper. Le corps féminin reste sous-étudié et mal pris en charge. Les conséquences sont claires : chaque année, les femmes américaines dépensent 15,4 milliards de dollars de plus que les hommes en frais de santé. Et ce n’est lié ni à la maternité ni à la fragilité de l’âge. Alors pourquoi ? Parce que nous sommes diagnostiquées plus tard, que nous sommes moins souvent envoyées vers des spécialistes, que les traitements pour les affections spécifiquement féminines comme l’endométriose sont rares. Cela signifie que les femmes reviennent plus souvent consulter. Et pour les maladies chroniques, dont les femmes souffrent davantage, ne pas les traiter correctement peut avoir toutes sortes de répercussions sur le corps qui nécessiteront encore plus de soins. Tous ces problèmes sont directement liés à un fait simple et évident : nous n’avons pas étudié correctement les différences liées au sexe dans les laboratoires. Mais nous sommes enfin en train de réparer cela ! Je pourrais en parler toute la journée car les bénéfices de ces recherches seront immenses pour nous mais aussi pour toutes les générations à venir.

 

La documentation de votre essai est très impressionnante. Comment avez-vous travaillé pour vos recherches ?

C. B. – En me transformant en une sorte de troll des cavernes. Le même mois, je signais mon contrat d’édition et passais mes examens pour mon doctorat et ma soutenance de projet dans deux départements différents ! J’ai donc tout mené en parallèle pendant près d’une décennie (et j’ai été enceinte un nombre surprenant de fois d’ailleurs). Quand je n’étais pas confrontée aux réalités d’un corps en parcours de reproduction et des allers-retours à l’hôpital, j’écrivais du code pour mes expériences ou je fouillais dans les bases de données pour trouver des études pertinentes pour mon livre. (C’est presque miraculeux que je sois encore capable de parler aux gens.) Mais plus fondamentalement, j’ai simplement passé beaucoup de temps à lire, prendre des notes et réfléchir, non seulement sur ce que nous savons de notre corps mais aussi sur les questions essentielles que nous devons encore poser.

 

Et quelle découverte, parmi toutes vos recherches, vous a le plus marquée voire bouleversée ?

C. B. – L’ensemble du processus d’écriture d’un tel livre ne peut que vous transformer et il m’a certainement changée. Mais ce qui m’a le plus marquée, c’est de découvrir à quel point l’infertilité est devenue courante – j’ai eu de nombreuses fausses couches avant mes deux enfants – et à quel point notre manière de mener une grossesse est étrange d’un point de vue biologique. Les grossesses humaines, les accouchements et le post-partum sont plus longs, plus difficiles et plus risqués que pour la plupart des autres mammifères. Mettre un enfant au monde est un processus incroyablement éprouvant ! J’ai donc acquis encore plus de respect pour celles qui traversent cette épreuve – nos corps accomplissent quelque chose d’extraordinairement complexe.

 

Qu’aimeriez-vous que vos lectrices et lecteurs gardent en mémoire de ces Ève qui ont fait cette histoire de l’évolution que l’on peut qualifier de féministe ?

C. B. – Nous n’avons pas une seule mère originelle – nous en avons plusieurs. Nos corps sont le fruit des défis et des victoires auxquels nos ancêtres ont fait face. Quand vous vous regardez dans le miroir, ils sont toujours là. Les luttes de nos Ève ont fait de nous ce que nous sommes. Même si certains héritages sont agaçants – je continue de penser que pondre des œufs serait une bien meilleure façon de faire des bébés !

 

Une dernière question d’actualité : avec les « attaques » du nouveau président des États-Unis sur la communauté scientifique, comment voyez-vous l’avenir de la recherche universitaire dans votre pays ?

C. B. – Il ne devrait pas y avoir de guillemets – ne vous y trompez pas, il s’agit bien d’attaques directes sur la communauté scientifique, comme sur l’ensemble du monde académique américain. Parce que les universités ici ont fondé une part essentielle de leurs budgets sur des modèles de financement spécifiques, l’Académie s’est retrouvée particulièrement vulnérable. Alors, chapeau aux néo-fascistes que mon pays a portés au pouvoir – appelons cela un moment de ruse délibérée dans un océan de cruauté arbitraire – ils ont su actionner ce levier. La suppression massive des financements pour la recherche biomédicale est-elle légale ? Eh bien, non. Le Congrès américain proteste-t-il comme il le devrait ? Pas le moins du monde. Nous sommes en pleine dérive autoritaire.

 

Dans Ève, 200 millions d’années d’évolution au féminin, Cat Bohannon investit la documentation scientifique et paléontologique pour dresser le portrait de plusieurs « Ève » et de leurs rapports au corps féminin. Dans chaque chapitre, que ce soit sur l’utérus, sur la ménopause, sur la perception ou encore sur la voix, l’autrice nous plonge dans une histoire singulière et féministe pour mieux comprendre les différences entre les corps masculin et féminin, et pour imaginer une démarche de prise en compte des spécificités du corps de la moitié de la population. Un essai dense, porté par une écriture accessible et beaucoup d’humour, qui déplace le point de vue patriarcal sur l’évolution et sur la recherche scientifique.

 

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