Bande dessinée

Cédric Villani

Les rêveurs lunaires

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photo libraire

Chronique de Béatrice Putégnat

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Savants fous ou génies lunaires pris dans les tourments de l’Histoire et de guerres où leurs neurones sont instrumentalisés pour une course fatale vers la destruction de l’humain ? Outre Le Principe de Jérôme Ferrari, trois autres livres interrogent les relations entre science, conscience, pouvoir et... amour.

Quelle est la probabilité pour qu’un génie des mathématiques croise un maître de la bande dessinée ? Alors fruit d’un hasard objectif ou d’un principe d’incertitude facétieux, la fusion entre les mots, les connaissances de Cédric Villani et la sensibilité et le trait de Edmond Baudoin donne naissance à une bombe. À la fois documentaire scientifique, bande dessinée aux traits évocateurs et poétiques, Les Rêveurs lunaires transcende les genres. Scénariste inspiré, Cédric Villani insuffle une rigueur scientifique à son propos tout en creusant à l’os ses personnages. À travers les destins de quatre scientifiques pendant la Seconde Guerre mondiale, il interroge les relations entre science et conscience, science, pouvoir et idéologie. Les rêveurs lunaires, ce sont Werner Heisenberg, Alan Turing, Leo Szilard et Hugh Dowding. Quatre scientifiques devenus, par la force de leurs neurones, des acteurs de premier plan pendant la Seconde Guerre mondiale. Course et concurrence effrénés entre les cerveaux des puissances en guerre pour mettre au point la bombe, gagner une bataille aérienne, décrypter un code… Comment ont-ils choisi leur camp, comment l’histoire les juge-t-elle ? Face à eux-mêmes, à la course à l’arme fatale, quelle place pour leur conscience ? Pas besoin d’avoir un master en maths ou en physique, les dessins de Baudoin donnent corps aux abstractions scientifiques et vie aux tourments intérieurs de ce quatuor de génies. Ils se croisent en novembre 1924 à la gare de Zurich. Réunies sous la plume d’Alex Capus dans Le Faussaire, l’espionne et le faiseur de bombes, trois personnes ayant réellement existé, deviennent les personnages d’une fiction. Laura d’Oriano, chanteuse de cabaret, abandonne son mari et ses deux filles pour devenir espionne pour les Alliés. Démasquée, elle finira devant un peloton d’exécution. La seule femme condamnée à mort en Italie. Je me l’imagine un peu Mata Hari, un peu Marlene Dietrich se remettant un trait de rouge à lèvres face aux soldats. Coquette et fatale ! Émile Gilliéron, fils de… Émile Gilliéron, dessinateur de génie devenu faussaire en antiquités grecques. Le fils a repris les activités du père et a fait de son art un commerce florissant. Ce jour là, à Zurich, le fils ramène dans son village natal les cendres du père décédé en Grèce. Le faiseur de bombes n’est autre que Félix Bloch. C’est, bien sûr, son parcours, ses actions et réactions qui retiennent notre attention. Après des études d’ingénieur en Suisse, il s’oriente vers la physique et côtoie notamment Schrödinger. Il part ensuite à l’université de Leipzig et travaille avec Bohr, Fermi et Heisenberg. Contrairement à ce dernier, il quitte l’Allemagne et le régime hitlérien pour l’université de Stanford. Très vite, il est mis à contribution dans les travaux sur l’énergie nucléaire au Laboratoire national d’Alamos avant de démissionner, sans doute tiraillé entre son sentiment pacifiste et la nécessité de donner la bombe au camp du bien. Comment Oppenheimer l’a-t-il convaincu ? Alex Capus répond en romancier : « on ignore tout de cette conversation, alors qu’elle fut sans doute la plus importante et la plus difficile de toute la vie de Félix Bloch ». Amour suite et fins pourrait être une variation musicale sur l’amour. Mais l’amour est comparable à d’autres expériences comme la science et la littérature. Véra est chercheuse en physique et se consacre plus particulièrement à la théorie de l’inséparabilité quantique. Vincent est professeur de littérature, aime Proust et Les Affinités électives de Goethe. Entre eux s’ébauche une histoire d’amour des temps modernes : attraction, amour, séparation. Le processus semble sans fin. Ils échangent beaucoup, par mail, par SMS. Chacun joue sa partition, appliquant à l’amour les préceptes de sa discipline. En narrateur omniscient, Michel Schneider intervient dans l’histoire, donne avec humour, son avis sur ses personnages et leur logorrhée scientifique ou littéraire. Cette relation, placée sous le double patronage de la littérature et de la physique, est-elle une histoire d’amour ? Deux êtres s’attirent et se repoussent, « lorsque l’on veut les faire pénétrer » comme deux atomes pris dans le vertige des sentiments et du sexe. Si le pont des Arts croule sous les cadenas des amoureux, l’histoire de Véra et Vincent trouvera son épilogue dans une chute. Attraction, gravitation, chute… le temps de l’amour est perdu.

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