Littérature française

Judith Perrignon

Les Faibles et les forts

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photo libraire

Chronique de Béatrice Putégnat

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L’une autopsie les effets mortels de la ségrégation sur trois générations de Noirs américains, l’autre raconte l’errance fatale de Venance, un Sénégalais sans-papiers. Deux romans chargés d’émotions et de poésie sur la précarité des Noirs, anciens esclaves hier, émigrés aujourd’hui.

Coïncidence, mais au moment où je plongeais dans Les Faibles et les Forts, cinq enfants noirs se noyaient dans un étang du Val-d’Oise. C’était en juin dernier. Ils étaient encore petits, ils ne savaient pas nager. La situation et le passé des Noirs ne sont pas identiques en France et aux États-Unis, pourtant j’ai décelé dans ce fait divers comme une longue chaîne de fatalité. Le texte de Judith Perrignon est bouleversant. Deux histoires se répondent à soixante ans de distance, deux histoires et l’anéantissement une famille. Le 2 août 2010, six enfants noirs se noient à Shreveport, Mississippi. Et c’est là que résident le talent et la perspicacité de la romancière. Car derrière le fait divers, elle retrace l’histoire de l’esclavage, de la ségrégation toujours à l’œuvre, même si c’est de façon insidieuse. Il faut remonter dans le temps pour comprendre pourquoi les Noirs ne savent pas nager dans l’Amérique d’aujourd’hui. Le 21 juin 1949, à Saint-Louis, dans le Missouri, quarante enfants noirs sont autorisés à nager pour la première fois dans la piscine de la ville. Près de 200 Blancs cernent les lieux. Quand les premiers sortent, les violences éclatent. Après l’émeute, la ségrégation est rétablie. Les faits passés éclairent le drame de 2010. Il s’agit d’une fiction construite de façon très habile et émouvante. Les voix des personnages voyagent entre passé et présent. Celle de la grand-mère, petite fille en 1949, se souvient et essaie de prévenir une issue que l’on devine terrible pour les siens. Monologues intérieurs, souvenirs, témoignages radiophoniques se succèdent avec force et subtilité. Le style est différent, les personnages et les lieux aussi. Mais la condition des Noirs ici ou là-bas reste difficile. Comme le dit la chanson : depuis que je l’ai lu, Georgia me trotte dans la tête. Rappelez-vous… Dans les années 1950, alors qu’il doit jouer en Géorgie, Ray Charles refuse d’entrer dans la salle où les Noirs sont interdits. Il sera dès lors musicien non grata dans l’État, jusqu’à l’abolition des lois raciales. Le gouvernement de Géorgie lui présente alors des excuses publiques et choisit « Georgia on my mind » comme hymne officiel. Slameur et poète, Julien Delmaire connaît la chanson et nous envoûte avec une histoire d’amour belle et tragique. Un jeune Sénégalais se retrouve sans-papiers dans une France en crise : « Venance voulait seulement que l’on se souvienne… qu’un nègre avait voulu exister en dehors de sa terre natale, et qu’il n’obtint, en écho, qu’une cartouche de mépris ». Un boulot au noir qui tourne court, une histoire d’amour impossible avec Georgia, jeune femme blanche toxicomane, fragile et paumée. Un très beau premier roman où la poésie incarne l’urgence et l’humanité du propos. Comme une incantation qui se déploie dans le temps et dans l’espace, ces deux romans prolongent La Saison de l’ombre de Léonora Miano, depuis les temps immémoriaux des débuts de l’esclavage jusqu’à nos jours, en Afrique, aux États-Unis ou en Europe.

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