Essais

Collectif

Le Savoir grec

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Chronique de Valérie Wosinski

Pigiste ()

L’affaire est entendue : le grec et le latin sont des langues mortes, les études classiques ne mènent à rien, et la Grèce antique… c’est loin. Mais comment se fait-il qu’on y revienne sans cesse, à ce « miracle » grec ? À cette question, trois livres répondent, chacun à sa façon.

Dans De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles , Lucien Jerphagnon revient sur son parcours d’historien de la philosophie et de grand lecteur des textes antiques, résumant en une formule fort peu académique sa mission : « Va et mets le bordel dans les têtes » ! Entendons-nous, il ne s’agit pas de foutre le bordel pour le bordel, ce serait sans intérêt. Mais un bordel salutaire, qui déboulonne les statues de panthéons poussiéreux, qui renverse les icônes scintillantes du fashion , qui abat les cloisons du penser coincé. En un mot, il s’agit de se délivrer de ce qui pense à notre place pour parvenir à penser par soi-même, à être soi-même. Et cela s’origine dans cet étonnement toujours recommencé de Lucien Jerphagnon devant ce qui est : « cette coulée envahissante de présence » .

Cet étonnement, ou plutôt cette capacité à s’étonner, c’est le début de la philosophie. Dans Le Savoir grec , somme sans équivalent enfin rééditée (et à meilleur marché), il nous est rappelé que le rapport à l’Être est d’abord un rapport à la nature, que le rapport aux dieux se fait également dans la nature, qu’il y a un circuit des flux dans lequel l’homme prend place. Et il s’agit bien de savoir, pas seulement de connaître, mais de savoir connaître par un retour réflexif permanent qui fait le propre de la Grèce. Il n’est qu’à se référer à ces questions socratiques : « De quoi s’agit-il ? » , « Que cherches-tu au fond ? » , « Que veux-tu dire au juste ? » , ou à cette très inactuelle : « Comment sais-tu ce que tu viens de dire ? » Science sans conscience… On ne dressera pas ici la liste des découvertes produites par la Grèce, ce n’est pas le lieu, mais tout de même : astronomie, géographie, histoire, logique, mathématiques, médecine, philosophie, politique, etc. Et si la recherche a encore progressé depuis quinze ans, si les apports du monde arabe ont été mieux reconnus, si les antécédents sont mieux discernables, le mot qui demeure c’est bien celui de miracle.

Cette même exigence de sens, on la retrouve, collective, autour de ceux qui, réunis à Cerisy autour de Jean Bollack, lisent les textes. Cette lecture insistante , c’est celle qui prend le texte pour une source, qui admet son impossible neutralité et, surtout, qui démontre que l’interprétation n’est pas libre. L’heure n’est plus aux mandarins disposant d’un savoir et transmettant l’Interprétation, la seule, l’unique. Mais un texte n’est pas non plus une auberge espagnole dans laquelle chacun apporterait, au gré de ses envies, sa vision, son idée. Le vrai débat des interprétations, bien que démocratique, est d’une démocratie conflictuelle. Cela, et la lutte argumentée qui en est l’essence, les textes présentés le démontrent à l’envi. Textes sacrés, textes contemporains, prose ou vers, c’est à chaque fois une démonstration précise et érudite qui nous rappelle que, si un texte est une énigme, c’est également une des clés de ce que nous sommes.

Il importe de ne pas en être oublieux.