Essais

Conrad Stein

Le monde du rêve, le monde des enfants

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photo libraire

Chronique de Raphaël Rouillé

Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès (Saint-Christol-lez-Alès)

Tandis que plusieurs ouvrages récents se réfèrent à la perte de sens historique ou à la régression des individus, d’autres rappellent le besoin de psychanalyse qui caractérise notre époque. Certes confrontée à un malaise et à de profondes remises en cause, la psychanalyse se dresse pourtant comme un rempart contre la confusion des repères et comme une ruche à désir(s), que rien, finalement, ne semble pouvoir ébranler.

Si, comme l’écrivait Lacan, la psychanalyse est « un remède contre l’ignorance », alors notre époque doit lui accorder la plus grande place. Dans son très bel ouvrage intitulé L’Homme de sable , Catherine Ternynck insiste sur le vide intérieur des populations et sur le retrait des valeurs morales au profit d’une autodétermination individualiste. Ces hommes enlisés à la « tête lourde » , qu’elle croise et décrit comme psychiquement fatigués, reflètent « une humanité en train de perdre collectivement, universellement, le désir de vivre ». Ce désir, pourtant, sous ses nombreuses formes, la psychanalyse ne cesse de l’entretenir, de le parcourir, de le valoriser, de l’approfondir. Ce désir « inextinguible », selon l’expression de Lacan dans ses Écrits , ce désir qui conserve une « persistance indestructible », est à la base d’un langage qui structure la relation entre les hommes. Lacan n’a cessé de répéter que « l’inconscient est structuré comme un langage », et ce langage permet d’agir sur le monde. François Richard, dans L’Actuel Malaise dans la culture , se demande si, depuis le célèbre essai de Freud, le Malaise dans la culture s’est approfondi ou non. Plus de quatre-vingts ans après la théorie freudienne, il semble que la psychanalyse se trouve face à quelque chose de tout à fait nouveau et différent, mais il se pourrait aussi que ce malaise soit une continuation, sous des formes nouvelles, de celui analysé par Freud. Ainsi, le rôle de la psychanalyse réside dans la compréhension du moment présent, historique et social. L’aspect social a parfaitement été décrit par Freud, et l’ouvrage de François Richard nous rappelle que la difficulté des êtres dépend très largement de l’infrastructure du lien social. « Le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre », écrit encore Lacan. La relation, l’interdépendance, le langage sont au cœur des troubles psychiques, ils en sont parfois la clef. La rencontre psychanalytique est une confrontation, la mise à nu d’une énergie souterraine, d’une âme, avec ses fantasmes et ses combats. Pour s’en convaincre, il faut ouvrir Le Livre rouge de Carl Gustav Jung. Enfin traduit en français, l’ouvrage se présente comme un sanctuaire au sein duquel l’auteur rappelle l’importance de l’introspection et de la vie intérieure à une époque où les distractions et les dispersions n’ont jamais été aussi fortes. Tandis que l’année 2011 marque le cinquantième anniversaire de sa disparition, la célèbre biographie de Deirdre Bair reparaît aux éditions Flammarion, revue et augmentée, et offre un complément indispensable à ce Livre Rouge aussi surprenant que fascinant, qui dévoile quantité de secrets sur son auteur. Pendant quinze années, Jung a écrit, calligraphié, illustré et enluminé cet ouvrage, qu’il a longtemps tenu caché et qui représente sa « citadelle intérieure ». Inspiré du Moyen Âge, ce document unique en son genre est la matrice de son œuvre future, sa confrontation avec l’inconscient, le dialogue avec son âme. Tel un sismographe halluciné, Jung nous prouve que le monde intérieur est aussi vaste que le monde externe, et que « se couper de cela, c’est se couper de la moitié de soi ». On détecte ici le rôle crucial de la psychanalyse, facteur d’équilibre et outil d’approfondissement de la relation entre l’individu et la société. Selon les idées jungiennes, l’histoire psychologique de l’humanité est stratifiée dans les âmes de chacun. Ce livre retranscrit les cauchemars, les visions et les désirs d’un homme au regard souvent prophétique. Plus que jamais, et grâce aux nombreuses illustrations à la gouache, c’est l’aspect déterminant du rêve qui surgit, véritable traducteur de nos tourments et de notre vie psychique.

Le rêve, tout comme l’enfance, était au cœur des préoccupations de Conrad Stein. Tandis qu’un recueil de textes inédits, articles et transcriptions de séminaires paraissent sous le titre Le Monde du rêve, le monde des enfants (Aubier), le lecteur curieux pourra lire ou relire L’Enfant imaginaire , publié initialement en 1971 et qui paraît en collection « Champs », chez Flammarion. Ces deux ouvrages permettront d’avoir une vision très juste de la pensée féconde du psychanalyste, notamment co-créateur en 1967 de la revue L’inconscient , puis fondateur de la revue Études freudiennes en 1969. Pour Stein, la principale source du rêve, c’est ce que Freud appelle l’infantile. Ce dernier écrit d’ailleurs que l’interprétation des rêves permet de « retrouver chaque nuit l’enfant toujours vivant, avec toutes ses impulsions ». L’enfant imaginaire est celui représenté dans la pensée par l’enfant qu’on a été aussi bien que par l’enfant qu’on désirerait avoir. Cette création imaginaire va permettre au patient de s’approprier sa propre histoire et de se construire en tant que sujet. Le rôle de la transmission, au cœur de la psychanalyse, est très clairement énoncé par Stein, qui va même plus loin en insistant sur l’inévitable implication du psychanalyste dans le parcours de ses patients. L’espace analytique est un espace de relation au sein duquel la parole est primordiale. Dans Le Monde du rêve, le monde des enfants, on apprend aussi que Stein, au fur et à mesure de ses différentes lectures et interprétations des textes de Freud, revient sur la notion de plaisir dans une lecture qui peut dévoiler les « passions de l’âme » et mener vers une vérité subjective.

On observe peu à peu que la psychanalyse, dans ce qu’elle recèle, semble conserver et protéger ce que notre monde égare. Notre désir de vivre, de partager, de connaitre, de transmettre semble s’effriter au profit d’un vide relationnel et personnel, comme si nous ne voulions plus, pour reprendre une expression de Catherine Ternynck, de « l’œil en nous », cette intériorité du mal. La déliaison laisse place à la confusion en soi. L’homme d’aujourd’hui semble avoir du mal à s’opacifier, c’est-à-dire à accepter le poids des ombres et celui de la chair, la complexité des sentiments et leur ambivalence. « Être humain, c’est accepter la pesanteur », rappelle Catherine Ternynck en citant Simone Weil. Pris dans la mêlée, nous avons du mal à penser l’époque dans laquelle on vit, occupés à défendre nos petits espaces d’existence. Or, nous avons besoin de manque pour apprendre à désirer. La vie psychique est constamment en mouvement, en flux, en déplacement. Devenir humain, s’humaniser, « c’est se laisser traverser par d’incessants courants, conscients et inconscients ». En intitulant son dernier livre Clartés de tout , notamment en hommage à Lacan qui, selon lui, fonctionne comme un opérateur de clarté, Jean-Claude Milner résume assez bien le rôle de révélateur de la psychanalyse.

Dans Le Spleen de Paris , Baudelaire écrit : « Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit ». La psychanalyse contribue à ce désir de changer, mais pas seulement de lit : elle pousse aussi les meubles, ouvre les fenêtres et les tiroirs, claque les portes ou les retient, et dépoussière notre monde intérieur comme on entrebâille une trappe à désirs.

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