Essais

Thierry Pillon

Le Corps à l’ouvrage

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photo libraire

Chronique de Valérie Wosinski

Pigiste ()

Le travail a pris une telle place dans nos sociétés que l’un des maux suprêmes consiste à perdre son travail et à n’être plus défini que par cette perte : chômeur. Pour autant, le travail lui-même est la source et le lieu de bien des souffrances et nombre de ses observateurs appellent à le repenser radicalement.

Il fut un temps, pas si lointain, où le travail, quoique dur, était également source de fierté, comme le rappelle Thierry Pillon dans Le Corps à l’ouvrage, livre dans lequel il prend pour matériau les récits et mémoires ouvriers des années 1930 à nos jours. À travers ce qu’il appelle une « phénoménologie de l’activité », il met en scène et en acte les corps laborieux. Les bruits, les odeurs, le contact avec la matière et les blessures qui en découlent, parfois la mort face aux machines. Et puis la socialisation qu’est le lieu de travail, avec ses codes, ses rites, ses usages par lesquels on intègre, parfois violemment, les plus jeunes.

Si cette forme de violence a pour ainsi dire disparu, d’autres ont émergé au cours des dernières décennies. C’est tout le sens de Dernier recours de Françoise Champeaux et Sandrine Foulon : comment reconnaître juridiquement les nouvelles formes de souffrance au travail ? En analysant des procès liés au monde du travail, les auteurs auscultent les transformations auquel ce monde est confronté : émiettement des solidarités, remise en cause des protections, assouplissement du Code du Travail… Le temps des luttes collectives semble devoir finir avec la baisse du taux de syndicalisation. Pourtant, qu’il s’agisse du scandale de l’amiante, de la fermeture de Metaleurop ou du harcèlement moral, c’est bien à la fois la persévérance et le rassemblement qui ont permis de faire cesser ou de punir certaines pratiques. Dans le cas de Metaleurop et de l’usine de Noyelles-Godault fermée en 2003, c’est le cynisme d’un grand groupe se débarrassant d’une unité rentable qui écœure. Car les moyens pour parvenir à cette fermeture (des montages financiers sophistiqués) laissent les fautifs impunis. Des années de procédure sont nécessaires pour remporter une victoire contre un groupe indélicat, contre les lobbyings patronaux. Il y a le procès, l’appel, la cassation… Puis viennent les moyens dilatoires mis en place l’un après l’autre pour freiner ou décourager la volonté des salariés. La justice passe cependant, avec le temps. Comme elle devra passer pour les victimes de l’amiante : cinquante à cent mille morts en France d’ici 2030. Mais l’entreprise elle-même peut être pathogène dans son organisation et son fonctionnement : « Le harcèlement moral première époque reste essentiellement cantonné à des conflits entre chefaillons pervers et victimes en détresse psychologique. Mais en moins de dix ans, le renversement de tendance est stupéfiant (…), le harcèlement prend une dimension collective et managériale ». L’investissement émotionnel, force motrice de la motivation, devient en même temps le levier sur lequel l’encadrement peut faire pression. Comme le montrent les résultats de l’enquête Quel travail voulons-nous ?, c’est la perte du sens du travail plus que le travail lui-même qui pèse sur les salariés. Le plus surprenant étant peut-être que seulement 12 % des personnes interrogées font du travail leur priorité, loin derrière les loisirs et la famille. Les priorités évoluent peut-être, mais le travail se transforme assurément, se mêlant de plus en plus au non-travail par le biais des nouvelles technologies (téléphone portable, e-mails, etc.) Phénomène récent, le secteur public est touché à son tour par l’obsession de la rentabilité : « le quantitatif s’est imposé au détriment du qualitatif, le salarié est jugé sur ses performances individuelles, toujours estimées insuffisantes, tandis que disparaît la notion du collectif ». Quant à imaginer des « entreprises-citoyennes », aux méthodes managériales épanouissantes, l’un des intervenants de l’enquête, François Véron, rappelle : « Il ne faut pas trop en demander à l’entreprise qui n’est pas là pour faire le bonheur des gens ». À bon entendeur… Comment, dans ces conditions, penser les effets de la crise actuelle sur notre rapport au travail ? Comme le rappellent Ivan Sainsaulieu et Muriel Surdez, dans Sens politiques du travail, « crise » n’est pas forcément synonyme de « fin ». Le travail reste un lieu de politisation, mais plus au sens d’adhésion idéologique globale. Complexification et segmentation du travail nécessitent de prendre en compte la spécificité de chaque contexte. La politique est toujours présente au travail, mais il importe désormais de comprendre comment « s’articulent les temps sociaux de l’histoire individuelle et les temps sociaux de l’histoire collective ». Donc sortir des cadres de l’organisation pour gagner l’espace public.

Signalons enfin, pour une approche philosophique de la question, la réédition de l’ouvrage majeur d’Yves Schwartz, Expérience et connaissance du travail (éditions Sociales), livre exigeant qui traite réellement le travail comme concept et reste sur bien des points indispensable. Là encore, c’est une pensée collective du travail qui peut faire contrepoids à un individualisme finalement illusoire et aliénant.