Littérature étrangère

Marco Missiroli

Fidèle… moi non plus

photo libraire

L'entretien par Sabine Valici-Bosio

Librairie La Libreria (Paris)

La grande ville, le besoin de s’y sentir exister, d’y trouver place face aux générations précédentes : cinq personnages se mesurent à leurs désirs, leurs doutes, leur chaos intérieur. Marco Missiroli, lauréat du prix Strega Giovani 2019, dresse les portraits de héros ordinaires qui résonnent en chacun de nous.

Carlo et Margherita : un couple de trentenaires tenté par l'infidélité. Carlo s'entiche d'une de ses étudiantes, Sofia, qui veut, ne veut pas et préfère aux couleurs chatoyantes de Milan les demi-teintes de Rimini où la cloue le souvenir de sa mère arrachée à la vie par un accident. Margherita est attirée par son kiné qui voit des femmes mais préfère les hommes et ne trouve d'issue à cette bisexualité que dans la violence. Dans un monde où il faut réussir sa vie à défaut de sa carrière, comment gérer ses désirs et ses fidélités, envers son compagnon ou sa compagne, ses parents, ses enfants ? Anna, la mère de Margherita, figure d'une bienveillance qui ne cesse de se raréfier, aidera les plus jeunes à trouver le chemin – différent pour chacun – de la seule fidélité qui puisse durer : celle envers soi-même, qu'elle passe par l'infidélité ou son renoncement. La prégnance des lieux et des corps crée un puissant effet de réalité et la vie pulse, non sans une certaine mélancolie.

 

PAGE — Fidélité et infidélité sont des thèmes récurrents de la littérature. Pourquoi les aborder de nouveau ?
Marco Missiroli — Parce que notre époque est infidèle, au sens le plus douloureux du terme : nous n’arrivons plus à prendre racine, tout se désagrège, sentiments, économie, dignité, liens durables. Cette fragmentation rend plus aiguë qu’autrefois la sensibilité au concept de fidélité. Combien nous en coûte-t-il aujourd’hui d’être fidèle à un idéal ? À un mariage ? Et simplement à nous-mêmes ? Ces interrogations précipitent une nouvelle génération – mais aussi l’ancienne qui peine à s’adapter à ces secousses – vers un tournant : les individualismes l’emporteront-ils sur le sens de la communauté ? Voilà pourquoi il me semblait nécessaire de renverser le concept de fidélité et de l’observer de différents points de vue, comme un objet irisé qui change selon ce que reflète notre regard.

P. — Deux générations se côtoient dans ce roman. Comment chacune affronte-t-elle la fidélité et l’infidélité ?
M. M. — L’ancienne génération avait à disposition des normes, des non-dits, une société qui donnait moins d’importance aux distractions et aux tentations. On restait dans les rangs par une subtile force d’inertie ou l’on essayait de ne pas trop déroger aux valeurs de fidélité aux autres. Aujourd’hui, à cause des réseaux sociaux et de l’hypertrophie de l’ego, cette résistance s’érode en faveur d’un chaos calme qui peut mener à des révolutions intérieures quotidiennes dans chaque domaine. Ce n’est pas un jugement mais une constatation : c’est pourquoi Chaque fidélité est écrit sans regard qui juge mais comme une photographie des sentiments contemporains.

P. — Milan est omniprésente. La topographie des lieux inscrit les personnages dans la vie presque autant que dans la ville. Et même si on ne connaît pas la capitale lombarde, on a l’impression de naviguer dans un espace à la fois indéterminé et très précis. Quel rôle joue Milan dans ce roman ?
M. M. — Milan est une ville qui est devenue magnifique ces dernières années. C’est un centre urbain plus petit que l’on ne pense, formé de plusieurs quartiers qui se traversent facilement en quarante minutes à pied. Une personne vit plusieurs Milan en moins d’une heure de marche et cet effet produit des changements incessants qui n’ont plus rien à voir avec l’état d’esprit que l’on avait au moment de sortir de chez soi. C’est une ville qui produit de l’infidélité par rapport au point de départ parce qu’elle nous révèle la diversité et je trouve cela merveilleux. Elle ne pouvait qu’être un personnage, une ville-personnage, comme dans beaucoup de romans de Dino Buzzati.

P. — C’est un roman choral puisqu’on entre dans la peau de chaque personnage, passant de l’un à l’autre sans véritable continuité, comme dans une sorte de fondu enchaîné. D’où vient cette construction ?
M. M. — Je voulais une addition d’individualités, non une choralité. Notre époque est faite de sommes d’individualités, d’égoïsmes et j’ai découvert presque par hasard et naturellement une nouvelle forme de narration : un personnage passe le témoin sur la même ligne d’écriture, sans changer de paragraphe. Ce « passage d’âme », comme je l’appelle, advient par contact physique, invocation ou d’autres liens indirects qui caractérisent les rapports et les échanges humains. On pourrait dire que la narration est elle-même un personnage du roman.

P. — Le corps est très présent dans le roman, qu’il exulte ou qu’il souffre. C’est un élément fondamental de l’évolution des personnages. À votre avis, impose-t-il plus qu’auparavant ses exigences et comment participe-t-il à l’idée que se font les trentenaires de l’entrée dans l’âge adulte et d’une vie réussie ?
M. M. — Le corps est déterminant dans chacun de mes romans. Il l’est doublement dans cette société, soit par attraction, soit par répulsion, soit comme une simple antenne qui nous guide dans un magma d’apparences ou de principes érotiques. Donc il s’impose beaucoup plus qu’autrefois. Mais c’est aussi synonyme d’une plus grande ouverture au monde. Et donc de plus d’initiations, toujours moins entravées par l’âge. C’est certainement là une forme de liberté qui nous conduit encore une fois à cette question fatidique : sommes-nous capables d’être fidèles à nous-mêmes ?