On l’adore cette Nana, cette petite fille qui préfère rester comme elle est, parce que « c’est monotone si tout le monde est sage ». Le jour où Madame Bébé est absente de l’école, Nana chantonne toute la journée : « Madame Bébé est morte et nous, on est bien contents. » Si contents que cela ? Alors, comme dans la vie tout est une histoire de rencontres, la petite fille va sonner à la porte de cette femme qui n’aime pas les enfants. Agnès Desarthe nous offre un texte à la fois drôle, sensible et intelligent. Sous les traits de Louis Thomas, tout le joyeux petit monde de cette histoire, les enfants, les grandes sœurs, les parents et les madames sévères ont la malice dessinée en sourires.
PAGE — La première chose que j’ai nécessairement envie de vous demander, c’est si cette Madame Bébé est un souvenir d’enfance ? A-t-elle existé ? Et faut-il voir dans le titre un hommage aux films de Howard Hawks ?
Agnès Desarthe — Madame Bébé n’a pas existé en tant que telle, malheureusement (ou heureusement !). Elle est la compilation de souvenirs d’enfance, de rencontres ultérieures et de bribes de récits d’enfants. L’école est un vivier de personnages bizarres, fous, géniaux, touchants. Je me souviens, adolescente, m’être dit qu’un des enseignements les plus précieux du collège avait été de me mettre en contact avec de grands originaux, de grands excentriques. D’une façon générale, la fréquentation d’adultes différents des parents est source de richesse, que ces adultes soient sévères ou pas, voire même cruels, tant qu’ils ne sont pas pervers. Madame Bébé m’intéresse surtout parce qu’elle travaille aux côtés d’enfants sans les aimer. Mais elle ne leur veut aucun mal. Elle est capable, sans le savoir elle-même, de leur apporter beaucoup. Quant au titre, il s’agit d’une plaisanterie, mais elle a cependant orienté l’écriture du livre, comme c’est souvent le cas pour moi. C’est comme si le titre qui me vient à l’esprit sans que je le cherche m’indiquait quelque chose concernant l’histoire que je veux raconter.
P. — Il y a, je trouve, une vraie complicité entre les deux sœurs, ainsi qu’au cœur de cette famille qu’on sent unie. Vous faites dire à Nadejda : « L’école, c’est ma vie privée ; c’est un monde séparé de celui de la maison. » Pensez-vous comme elle ?
A. D. — Oui. C’est un des avantages de l’école dont trop peu d’enfants profitent selon moi. À l’école, on peut se réinventer, avoir une autre personnalité que celle que l’on a au sein de la famille. Être plus sage ou, au contraire, plus dissipé. Même si les adultes sont là, c’est un monde d’enfants, régi par des règles différentes de celles qui organisent une famille. Je me souviens, lors d’une rencontre dans un lycée agricole, m’être adressée à cinq élèves, cinq garçons encapuchonnés qui n’étaient pas particulièrement enthousiastes à l’idée de voir débarquer un écrivain et qui n’avaient rien à me dire. Je leur ai parlé. J’ai raconté mon parcours scolaire. J’ai dit que j’avais adoré l’école. Cela les a fait littéralement bondir. Comment pouvait-on adorer un truc pareil ? J’ai précisé que c’est parce que je m’y sentais libre, à l’abri des déterminismes familiaux, des tensions. Comme par magie, ils ont retiré leur capuche et la discussion s’est amorcée. J’ai appris par la suite, de la bouche de la CPE, que ces cinq élèves avaient, chacun à leur manière, souffert de violences familiales. Sans noircir le tableau, je crois qu’il est important de souligner que les enfants ont droit à cette vie privée et séparée, même quand tout se passe bien au sein de leur foyer.
P. — Il y est aussi question de responsabilité, de culpabilité et de cette peur assez commune qu’ont les enfants de provoquer quelque chose rien qu’en le souhaitant. Est-ce qu’un livre est aussi là pour cela, pour rêver, rire mais aussi pour désamorcer des peurs ?
A. D. — On ne soupçonne pas l’intensité des conflits intérieurs qui déchirent les enfants. Bien souvent, eux-mêmes n’en ont pas conscience et passent d’une humeur à l’autre en conservant parfois un fond d’angoisse. Ils ne savent pas encore de quoi ils sont capables. Ils croient et on les engage à croire en des tas de choses : le père Noël, la fée des dents, etc. Ils vivent et on les encourage à vivre dans un monde de magie. Comment, dans ces conditions, pourraient-ils ne pas se prendre eux-mêmes pour des magiciens ou, certaines fois, pour des apprentis sorciers ? Je conserve également le souvenir du temps où l’on ne dispose pas d’assez de vocabulaire pour nommer les émotions qui nous traversent. Nadejda se sent très coupable mais elle ignore le sens du mot culpabilité.