Littérature étrangère

Claire Vaye Watkins

Imaginer le pire pour exorciser le passé

Entretien par Anne-Sophie Rouveloux

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Alors que les dystopies envahissent les rayonnages de nos librairies, que faut-il voir dans ce genre littéraire ? Un avertissement ou un formidable tremplin pour l’imaginaire de nos auteurs ? La talentueuse Claire Vaye Watkins se penche sur la question, tout en parlant de ses influences.

PAGE — Vous avez grandi dans le désert des Mojaves où se situe l’histoire des Sables de l’Amargosa. En quoi votre passé vous a-t-il influencée ?

Claire Vaye Watkins — Je suis née dans la vallée de l’Owens où se trouvait un lac qui a littéralement été asséché pour les besoins de Los Angeles. Au début des années 2000, quand cette ville a pris de l’importance, on a construit tout un tas d’infrastructures et c’est là qu’a démarré cette mauvaise habitude de puiser dans les ressources naturelles jusqu’à les épuiser. C’est exactement ce qu’il s’est passé là où j’ai grandi. Dans mon livre, je voulais raconter ce qu’il arriverait si ce phénomène s’étendait à toute la région. Je me suis documentée sur des incidents climatiques comme les tempêtes de poussière du Dust Bowl – que mentionne Steinbeck dans Les Raisins de la colère – et sur d’autres moments de l’Histoire dont les Américains n’aiment pas beaucoup parler. J’ai essayé de donner une version plus honnête de notre passé et, en même temps, j’ai voulu aller plus loin. L’histoire des Sables de l’Amargosa se déroule dans le futur, mais elle est ancrée dans notre Histoire.

 

P. — Pourquoi avoir choisi d’écrire une dystopie ?

C. V. W. — Je n’ai pas « choisi » ce genre. C’était comme avoir un « puzzle » en tête où je me demandais : « Que se passerait-il si le pire des scénarios avait lieu ? Et s’il n’y avait plus du tout d’eau potable dans l’Ouest ? ». Ça s’est imposé naturellement. Le challenge était alors de ne pas se cantonner à ce genre, qui est pourtant très intéressant. On a de beaux exemples en littérature, avec Cormac McCarthy, mais on voit aussi plein de blockbusters au cinéma qui en parlent ! Pour moi, c’était une sorte de challenge, car j’aime bien mélanger des choses très différentes. Ainsi, je voulais pouvoir décrire l’histoire de haut et aussi être au plus près de mes personnages. Je voulais être dans leur peau, sentir la poussière partout, et aussi m’intéresser à des thèmes comme la maternité, le sexe, les relations entre les gens…

 

P. — Le personnage de Luz est très fort. De jeune femme paumée, essorée par son expérience de mannequin, elle se retrouve à essayer de survivre dans un monde en perdition, avec une enfant à sa charge. Est-ce un peu son roman d’apprentissage ?

C. V. W. — Oui, on peut dire ça ! Luz a environ 25 ans quand démarre le roman et, à cet âge, on connaît pas mal de bouleversements. Quand elle était mannequin, elle était traitée comme un objet, une chose. Je me suis servi d’un épisode de ma vie pour raconter ça : un portait de moi est paru dans Vogue pour la promotion de mon recueil de nouvelles, Nevada (Le Livre de Poche). À la fin de ma séance photos, j’ai eu un immense respect pour tous les mannequins. On m’avait forcée à prendre des poses pas possibles et j’entendais les gens autour de moi parler de moi comme si je n’étais pas là. J’avais l’impression d’être une poupée, une marionnette. Je voulais écrire ce que l’on ressent après avoir subi des années de ce traitement et que tout s’arrête brutalement. Luz est à un âge où on est censé s’épanouir, et pourtant elle est déjà finie, c’est terrible.

 

P. — Votre écriture est extrêmement originale, mêlant argot et poésie. D’où vous vient ce style si particulier ?

C. V. W. — Je crois que ça vient de toutes mes lectures ! On avait une immense bibliothèque à la maison. Il y avait de tout : du Dickens, des essais, des policiers, des ouvrages féministes. Je m’intéresse beaucoup à la langue, je prête attention aux mots, aux phrases. Il m’arrive de noter des passages que je trouve intéressants dans un carnet et je mélange un peu tout ça dans mon écriture. Ce n’est pas l’harmonie que je recherche, mais la dissonance, une certaine intensité, comme vous l’avez évoqué. Un mélange de poésie et d’argot.

 

P. — Vous animez des ateliers de creative writing avec votre conjoint, lui-même écrivain. Est-ce que c’est cette écriture forte que vous tentez de transmettre aux adolescents ? Comment apprend-on à des jeunes à écrire, à trouver leur propre voix, à se libérer des modèles ?

C. V. W. — Les adolescents sont déjà si expressifs, ils ressentent tout de manière si intense qu’ils n’attendent pas qu’on les invite à s’exprimer ! Certains viennent aux cours avec des centaines de pages qu’ils ont écrites. L’atelier que j’anime a lieu dans la ville où j’ai grandi. Là-bas, personne ne s’est jamais vraiment intéressé à que ces gamins écrivaient. Aux États-Unis, la plupart des gens pensent que les « vrais » écrivains viennent de New York. Donc, on leur montre qu’on s’intéresse à leurs histoires, qu’elles comptent.

 

À propos du livre
Nous sommes aux États-Unis, dans un futur proche. Les réserves d’eau potable sont épuisées, transformant le pays en un immense désert. Des populations entières sont jetées sur les routes. Parmi elles, la jeune Luz et Ray qui commettent la folie d’arracher un bébé à une bande de marginaux avant de partir en direction du désert de l’Amargosa. On raconte que là-bas, une ville a été recréée et qu’un mystérieux prophète a le don de trouver de l’eau. Attention, ce premier roman n’est pas une énième dystopie, mais un des romans les plus forts de cette rentrée littéraire ! Il faut saluer le travail de traduction de Sarah Gurcel qui a réussi à retranscrire ce mélange d’argot et de poésie qui fait toute l’originalité de la langue de Claire Vaye Watkins. Mais le plus poignant dans cette aventure, c’est la destinée de Luz, lancée dans une quête d’elle-même alors que les bases du monde moderne n’existent plus. Ne passez pas à côté de cette merveille qui prouve que la grâce est partout, même dans un monde en pleine déliquescence.

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